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tions les plus minutieuses, et qui traînent simplement aux yeux de tous, lesquels ne les remarquent pas, sur une cheminée. Dès que je sus leur nom, je reconnus exactement la musique incertaine de leur voix parce que je revis leur ancien visage qui la déterminait. « Ils veulent se marier et ils ne savent seulement pas l’anglais ! » me dit Aimé, qui ne songeait pas que j’étais peu au courant de la profession hôtelière et comprenais mal que, si on ne sait pas les langues étrangères, on ne peut pas compter sur une situation.

Moi qui croyais qu’il saurait aisément que le nouveau dîneur était M. de Charlus, et me figurais même qu’il devait se le rappeler, l’ayant servi dans la salle à manger quand le baron était venu, pendant mon premier séjour à Balbec, voir Mme de Villeparisis, je lui dis son nom. Or non seulement Aimé ne se rappelait pas le baron de Charlus, mais ce nom parut lui produire une impression profonde. Il me dit qu’il chercherait le lendemain dans ses affaires une lettre que je pourrais peut-être lui expliquer. Je fus d’autant plus étonné que M. de Charlus, quand il avait voulu me donner un livre de Bergotte, à Balbec, la première année, avait fait spécialement demander Aimé, qu’il avait dû retrouver ensuite dans ce restaurant de Paris où j’avais déjeuné avec Saint-Loup et sa maîtresse et où M. de Charlus était venu nous espionner. Il est vrai qu’Aimé n’avait pu accomplir en personne ces missions, étant, une fois, couché et, la seconde fois, en train de servir. J’avais pourtant de grands doutes sur sa sincérité quand il prétendait ne pas connaître M. de Charlus. D’une part, il avait dû convenir au baron. Comme tous les chefs d’étage de l’hôtel de Balbec, comme plusieurs valets de chambre du prince de Guermantes, Aimé appartenait à une race plus ancienne que celle du prince, donc plus noble. Quand on demandait un salon, on se croyait d’abord seul. Mais bientôt dans l’office on apercevait