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et de toutes les possibilités de la vie courante ; cela suffisait pour que je me sentisse tout reposé.

J’aurais bien étonné ma mère, qui ne pouvait comprendre l’assiduité de M. de Charlus chez les Verdurin, si je lui avais raconté (précisément le jour où avait été commandée la toque d’Albertine, sans rien lui en dire et pour qu’elle en eût la surprise) avec qui M. de Charlus était venu dîner dans un salon au Grand-Hôtel de Balbec. L’invité n’était autre que le valet de pied d’une cousine des Cambremer. Ce valet de pied était habillé avec une grande élégance et, quand il traversa le hall avec le baron, il « fit homme du monde » aux yeux des touristes, comme aurait dit Saint-Loup. Même les jeunes chasseurs, les « lévites » qui descendaient en foule les degrés du temple à ce moment, parce que c’était celui de la relève, ne firent pas attention aux deux arrivants, dont l’un, M. de Charlus, tenait, en baissant les yeux, à montrer qu’il leur en accordait très peu. Il avait l’air de se frayer un passage au milieu d’eux. « Prospérez, cher espoir d’une nation sainte », dit-il en se rappelant des vers de Racine, cités dans un tout autre sens. « Plaît-il ? » demanda le valet de pied, peu au courant des classiques. M. de Charlus ne lui répondit pas, car il mettait un certain orgueil à ne pas tenir compte des questions et à marcher droit devant lui comme s’il n’y avait pas eu d’autres clients de l’hôtel et s’il n’existait au monde que lui, baron de Charlus. Mais ayant continué les vers de Josabeth : « Venez, venez, mes filles », il se sentit dégoûté et n’ajouta pas, comme elle : « il faut les appeler », car ces jeunes enfants n’avaient pas encore atteint l’âge où le sexe est entièrement formé et qui plaisait à M. de Charlus.

D’ailleurs, s’il avait écrit au valet de pied de Mme de Chevregny, parce qu’il ne doutait pas de sa docilité, il l’avait espéré plus viril. Il le trouvait, à