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avec Saniette afin d’être certaine qu’il reviendrait le lendemain. « Mais vous ne m’avez pas l’air couvert, mon petit, me dit M. Verdurin, chez qui son grand âge autorisait cette appellation paternelle. On dirait que le temps a changé. » Ces mots me remplirent de joie, comme si la vie profonde, le surgissement de combinaisons différentes qu’ils impliquaient dans la nature, devait annoncer d’autres changements, ceux-là se produisant dans ma vie, et y créer des possibilités nouvelles. Rien qu’en ouvrant la porte sur le parc, avant de partir, on sentait qu’un autre « temps » occupait depuis un instant la scène ; des souffles frais, volupté estivale, s’élevaient dans la sapinière (où jadis Mme de Cambremer rêvait de Chopin) et presque imperceptiblement, en méandres caressants, en remous capricieux, commençaient leurs légers nocturnes. Je refusai la couverture que, les soirs suivants, je devais accepter, quand Albertine serait là, plutôt pour le secret du plaisir que contre le danger du froid. On chercha en vain le philosophe norvégien. Une colique l’avait-elle saisi ? Avait-il eu peur de manquer le train ? Un aéroplane était-il venu le chercher ? Avait-il été emporté dans une Assomption ? Toujours est-il qu’il avait disparu sans qu’on eût eu le temps de s’en apercevoir, comme un dieu. « Vous avez tort, me dit M. de Cambremer, il fait un froid de canard. — Pourquoi de canard ? demanda le docteur. — Gare aux étouffements, reprit le marquis. Ma sœur ne sort jamais le soir. Du reste, elle est assez mal hypothéquée en ce moment. Ne restez pas en tout cas ainsi tête nue, mettez vite votre couvre-chef. — Ce ne sont pas des étouffements a frigore, dit sentencieusement Cottard. — Ah ! ah ! dit M. de Cambremer en s’inclinant, du moment que c’est votre avis… — Avis au lecteur ! » dit le docteur en glissant ses regards hors de son lorgnon pour sourire. M. de Cambremer rit, mais, persuadé qu’il