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le docteur. J’avais entendu que vous disiez : tu nous la sors bonne, ajouta-t-il en clignant de l’œil, pour montrer que c’était un mot. Attendez, dit-il en montrant son adversaire, je lui prépare un coup de Trafalgar. » Et le coup devait être excellent pour le docteur, car dans sa joie il se mit en riant à remuer voluptueusement les deux épaules, ce qui était dans la famille, dans le « genre » Cottard, un trait presque zoologique de la satisfaction. Dans la génération précédente, le mouvement de se frotter les mains comme si on se savonnait accompagnait le mouvement. Cottard lui-même avait d’abord usé simultanément de la double mimique, mais un beau jour, sans qu’on sût à quelle intervention, conjugale, magistrale peut-être, cela était dû, le frottement des mains avait disparu. Le docteur, même aux dominos, quand il forçait son partenaire à « piocher » et à prendre le double-six, ce qui était pour lui le plus vif des plaisirs, se contentait du mouvement des épaules. Et quand — le plus rarement possible — il allait dans son pays natal pour quelques jours, en retrouvant son cousin germain, qui, lui, en était encore au frottement des mains, il disait au retour à Mme Cottard : « J’ai trouvé ce pauvre René bien commun. » « Avez-vous de la petite chaôse ? dit-il en se tournant vers Morel. Non ? Alors je joue ce vieux David. — Mais alors vous avez cinq, vous avez gagné ! — Voilà une belle victoire, docteur, dit le marquis. — Une victoire à la Pyrrhus, dit Cottard en se tournant vers le marquis et en regardant par-dessus son lorgnon pour juger de l’effet de son mot. Si nous avons encore le temps, dit-il à Morel, je vous donne votre revanche. C’est à moi de faire… Ah ! non, voici les voitures, ce sera pour vendredi, et je vous montrerai un tour qui n’est pas dans une musette. » M. et Mme Verdurin nous conduisirent dehors. La Patronne fut particulièrement câline