Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 10.djvu/136

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais avant cela, elle voulait éclaircir la question des relations de M. de Charlus avec la comtesse Molé. « Vous m’avez dit que vous connaissiez Mme de Molé. Est-ce que vous allez chez elle ? » demanda-t-elle en donnant aux mots : « aller chez elle » le sens d’être reçu chez elle, d’avoir reçu d’elle l’autorisation d’aller la voir. M. de Charlus répondit, avec une inflexion de dédain, une affectation de précision et un ton de psalmodie : « Mais quelquefois. » Ce « quelquefois » donna des doutes à Mme Verdurin, qui demanda : « Est-ce que vous y avez rencontré le duc de Guermantes ? — Ah ! je ne me rappelle pas. — Ah ! dit Mme Verdurin, vous ne connaissez pas le duc de Guermantes ? — Mais comment est-ce que je ne le connaîtrais pas », répondit M. de Charlus, dont un sourire fit onduler la bouche. Ce sourire était ironique ; mais comme le baron craignait de laisser voir une dent en or, il le brisa sous un reflux de ses lèvres, de sorte que la sinuosité qui en résulta fut celle d’un sourire de bienveillance : « Pourquoi dites-vous : Comment est-ce que je ne le connaîtrais pas ? — Mais puisque c’est mon frère », dit négligemment M. de Charlus en laissant Mme Verdurin plongée dans la stupéfaction et l’incertitude de savoir si son invité se moquait d’elle, était un enfant naturel, ou le fils d’un autre lit. L’idée que le frère du duc de Guermantes s’appelât le baron de Charlus ne lui vint pas à l’esprit. Elle se dirigea vers moi : « J’ai entendu tout à l’heure que M. de Cambremer vous invitait à dîner. Moi, vous comprenez, cela m’est égal. Mais, dans votre intérêt, j’espère bien que vous n’irez pas. D’abord c’est infesté d’ennuyeux. Ah ! si vous aimez à dîner avec des comtes et des marquis de province que personne ne connaît, vous serez servi à souhait. — Je crois que je serai obligé d’y aller une fois ou deux. Je ne suis, du reste, pas très libre car j’ai une jeune cousine que je ne peux