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Mais le docteur aimait autant à contredire qu’à taquiner, et surtout n’admettait pas qu’un profane osât lui parler médecine. « On ne se figure pas qu’on ne dort pas, promulgua-t-il d’un ton dogmatique. — Ah ! répondit en s’inclinant respectueusement le marquis, comme eût fait Cottard jadis. — On voit bien, reprit Cottard, que vous n’avez pas comme moi administré jusqu’à deux grammes de trional sans arriver à provoquer la somnescence. — En effet, en effet, répondit le marquis en riant d’un air avantageux, je n’ai jamais pris de trional, ni aucune de ces drogues qui bientôt ne font plus d’effet mais vous détraquent l’estomac. Quand on a chassé toute la nuit comme moi, dans la forêt de Chantepie, je vous assure qu’on n’a pas besoin de trional pour dormir. — Ce sont les ignorants qui disent cela, répondit le professeur. Le trional relève parfois d’une façon remarquable le tonus nerveux. Vous parlez de trional, savez-vous seulement ce que c’est ? — Mais… j’ai entendu dire que c’était un médicament pour dormir. — Vous ne répondez pas à ma question, reprit doctoralement le professeur qui, trois fois par semaine, à la Faculté, était d’« examen ». Je ne vous demande pas si ça fait dormir ou non, mais ce que c’est. Pouvez-vous me dire ce qu’il contient de parties d’amyle et d’éthyle ? — Non, répondit M. de Cambremer embarrassé. Je préfère un bon verre de fine ou même de porto 345. — Qui sont dix fois plus toxiques, interrompit le professeur. — Pour le trional, hasarda M. de Cambremer, ma femme est abonnée à tout cela, vous feriez mieux d’en parler avec elle. — Qui doit en savoir à peu près autant que vous. En tout cas, si votre femme prend du trional pour dormir, vous voyez que ma femme n’en a pas besoin. Voyons, Léontine, bouge-toi, tu t’ankyloses, est-ce que je dors après dîner, moi ? qu’est-ce que tu feras à soixante ans si tu dors maintenant comme une vieille ?