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pleurer, comme si un sanglot était plus grave qu’une hémorragie. La tristesse qui suivit la mort de sa femme, grâce à l’habitude de mentir, n’excluait pas chez M. de Charlus une vie qui n’y était pas conforme. Plus tard même, il eut l’ignominie de laisser entendre que, pendant la cérémonie funèbre, il avait trouvé le moyen de demander son nom et son adresse à l’enfant de chœur. Et c’était peut-être vrai.

Le morceau fini, je me permis de réclamer du Franck, ce qui eut l’air de faire tellement souffrir Mme de Cambremer que je n’insistai pas. « Vous ne pouvez pas aimer cela », me dit-elle. Elle demanda à la place Fêtes de Debussy, ce qui fit crier : « Ah ! c’est sublime ! » dès la première note. Mais Morel s’aperçut qu’il ne savait que les premières mesures et, par gaminerie, sans aucune intention de mystifier, il commença une marche de Meyerbeer. Malheureusement, comme il laissa peu de transitions et ne fit pas d’annonce, tout le monde crut que c’était encore du Debussy, et on continua à crier : « Sublime ! » Morel, en révélant que l’auteur n’était pas celui de Pelléas, mais de Robert le Diable, jeta un certain froid. Mme de Cambremer n’eut guère le temps de le ressentir pour elle-même, car elle venait de découvrir un cahier de Scarlatti et elle s’était jetée dessus avec une impulsion d’hystérique. « Oh ! jouez ça, tenez, ça, c’est divin », criait-elle. Et pourtant de cet auteur longtemps dédaigné, promu depuis peu aux plus grands honneurs, ce qu’elle élisait, dans son impatience fébrile, c’était un de ces morceaux maudits qui vous ont si souvent empêché de dormir et qu’une élève sans pitié recommence indéfiniment à l’étage contigu au vôtre. Mais Morel avait assez de musique, et comme il tenait à jouer aux cartes, M. de Charlus, pour participer à la partie, aurait voulu un whist. « Il a dit tout à l’heure au Patron qu’il était prince, dit Ski à Mme Verdurin, mais ce n’est pas vrai, il