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lui. Me reprochant (sans doute pour que je parlasse en termes chaleureux de Morel à Mme Verdurin) de n’aller jamais le voir, et moi invoquant la discrétion, il m’avait répondu : « Mais puisque c’est moi qui vous le demande, il n’y a que moi qui pourrais m’en formaliser. » Cela aurait pu être dit par le duc de Guermantes. M. de Charlus n’était, en somme, qu’un Guermantes. Mais il avait suffi que la nature déséquilibrât suffisamment en lui le système nerveux pour qu’au lieu d’une femme, comme eût fait son frère le duc, il préférât un berger de Virgile ou un élève de Platon, et aussitôt des qualités inconnues au duc de Guermantes, et souvent liées à ce déséquilibre, avaient fait de M. de Charlus un pianiste délicieux, un peintre amateur qui n’était pas sans goût, un éloquent discoureur. Le style rapide, anxieux, charmant avec lequel M. de Charlus jouait le morceau schumanesque de la Sonate de Fauré, qui aurait pu discerner que ce style avait son correspondant — on n’ose dire sa cause — dans des parties toutes physiques, dans les défectuosités de M. de Charlus ? Nous expliquerons plus tard ce mot de défectuosités nerveuses et pour quelles raisons un Grec du temps de Socrate, un Romain du temps d’Auguste, pouvaient être ce qu’on sait tout en restant des hommes absolument normaux, et non des hommes-femmes comme on en voit aujourd’hui. De même qu’il avait de réelles dispositions artistiques, non venues à terme, M. de Charlus avait, bien plus que le duc, aimé leur mère, aimé sa femme, et même des années après, quand on lui en parlait, il avait des larmes, mais superficielles, comme la transpiration d’un homme trop gros, dont le front pour un rien s’humecte de sueur. Avec la différence qu’à ceux-ci on dit : « Comme vous avez chaud », tandis qu’on fait semblant de ne pas voir les pleurs des autres. On, c’est-à-dire le monde ; car le peuple s’inquiète de voir