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si goûté autrefois dans le petit clan. Il parlait avec la même irritante facilité, mais ses paroles ne portaient plus, avaient à vaincre un silence hostile ou de désagréables échos ; ce qui avait changé était, non ce qu’il débitait, mais l’acoustique du salon et les dispositions du public. « Gare », dit à mi-voix Mme Verdurin en montrant Brichot. Celui-ci, ayant gardé l’ouïe plus perçante que la vue, jeta sur la Patronne un regard, vite détourné, de myope et de philosophe. Si ses yeux étaient moins bons, ceux de son esprit jetaient en revanche sur les choses un plus large regard. Il voyait le peu qu’on pouvait attendre des affections humaines, il s’y était résigné. Certes il en souffrait. Il arrive que, même celui qui un seul soir, dans un milieu où il a l’habitude de plaire, devine qu’on l’a trouvé ou trop frivole, ou trop pédant, ou trop gauche, ou trop cavalier, etc…, rentre chez lui malheureux. Souvent c’est à cause d’une question d’opinions, de système, qu’il a paru à d’autres absurde ou vieux-jeu. Souvent il sait à merveille que ces autres ne le valent pas. Il pourrait aisément disséquer les sophismes à l’aide desquels on l’a condamné tacitement, il veut aller faire une visite, écrire une lettre : plus sage, il ne fait rien, attend l’invitation de la semaine suivante. Parfois aussi ces disgrâces, au lieu de finir en une soirée, durent des mois. Dues à l’instabilité des jugements mondains, elles l’augmentent encore. Car celui qui sait que Mme X… le méprise, sentant qu’on l’estime chez Mme Y…, la déclare bien supérieure et émigre dans son salon. Au reste, ce n’est pas le lieu de peindre ici ces hommes, supérieurs à la vie mondaine mais n’ayant pas su se réaliser en dehors d’elle, heureux d’être reçus, aigris d’être méconnus, découvrant chaque année les tares de la maîtresse de maison qu’ils encensaient, et le génie de celle qu’ils n’avaient pas appréciée à sa valeur, quitte à revenir à