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n’ignorez plus rien de ce que veut dire le nom de telle ville, de tel village. » Pendant que Mme Verdurin parlait, je pensais que je m’étais promis de lui demander quelque chose, mais je ne pouvais me rappeler ce que c’était. « Je suis sûr que vous parlez de Brichot. Hein, Chantepie, et Freycinet, il ne vous a fait grâce de rien. Je vous ai regardée, ma petite Patronne. — Je vous ai bien vu, j’ai failli éclater. » Je ne saurais dire aujourd’hui comment Mme Verdurin était habillée ce soir-là. Peut-être, au moment, ne le savais-je pas davantage, car je n’ai pas l’esprit d’observation. Mais, sentant que sa toilette n’était pas sans prétention, je lui dis quelque chose d’aimable et même d’admiratif. Elle était comme presque toutes les femmes, lesquelles s’imaginent qu’un compliment qu’on leur fait est la stricte expression de la vérité, et que c’est un jugement qu’on porte impartialement, irrésistiblement, comme s’il s’agissait d’un objet d’art ne se rattachant pas à une personne. Aussi fut-ce avec un sérieux qui me fit rougir de mon hypocrisie qu’elle me posa cette orgueilleuse et naïve question, habituelle en pareilles circonstances : « Cela vous plaît ? — Vous parlez de Chantepie, je suis sûr », dit M. Verdurin s’approchant de nous. J’avais été seul, pensant à ma lustrine verte et à une odeur de bois, à ne pas remarquer qu’en énumérant ces étymologies, Brichot avait fait rire de lui. Et comme les impressions qui donnaient pour moi leur valeur aux choses étaient de celles que les autres personnes ou n’éprouvent pas, ou refoulent sans y penser, comme insignifiantes, et que, par conséquent, si j’avais pu les communiquer elles fussent restées incomprises ou auraient été dédaignées, elles étaient entièrement inutilisables pour moi et avaient de plus l’inconvénient de me faire passer pour stupide aux yeux de Mme Verdurin, qui voyait que j’avais « gobé » Brichot, comme je