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celle du personnage que faisait M. de Charlus risque d’être incomplète par le manque de ce petit rire si fin, si léger, comme certaines œuvres de Bach ne sont jamais rendues exactement parce que les orchestres manquent de ces « petites trompettes » au son si particulier, pour lesquelles l’auteur a écrit telle ou telle partie. « Mais, expliqua M. Verdurin, blessé, c’est à dessein. Je n’attache aucune importance aux titres de noblesse, ajouta-t-il, avec ce sourire dédaigneux que j’ai vu tant de personnes que j’ai connues, à l’encontre de ma grand’mère et de ma mère, avoir pour toutes les choses qu’elles ne possèdent pas, devant ceux qui ainsi, pensent-ils, ne pourront pas se faire, à l’aide d’elles, une supériorité sur eux. Mais enfin puisqu’il y avait justement M. de Cambremer et qu’il est marquis, comme vous n’êtes que baron… — Permettez, répondit M. de Charlus, avec un air de hauteur, à M. Verdurin étonné, je suis aussi duc de Brabant, damoiseau de Montargis, prince d’Oléron, de Carency, de Viazeggio et des Dunes. D’ailleurs, cela ne fait absolument rien. Ne vous tourmentez pas, ajouta-t-il en reprenant son fin sourire, qui s’épanouit sur ces derniers mots : J’ai tout de suite vu que vous n’aviez pas l’habitude. »

Mme Verdurin vint à moi pour me montrer les fleurs d’Elstir. Si cet acte, devenu depuis longtemps si indifférent pour moi, aller dîner en ville, m’avait au contraire, sous la forme, qui le renouvelait entièrement, d’un voyage le long de la côte, suivi d’une montée en voiture jusqu’à deux cents mètres au-dessus de la mer, procuré une sorte d’ivresse, celle-ci ne s’était pas dissipée à la Raspelière. « Tenez, regardez-moi ça, me dit la Patronne, en me montrant de grosses et magnifiques roses d’Elstir, mais dont l’onctueux écarlate et la blancheur fouettée s’enlevaient avec un relief un peu trop crémeux sur la jardinière où elles étaient posées. Croyez-vous qu’il