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froid il raconte l’usurpation propriétaire ! Tant que la terre ne semble bonne à rien, tant que le travail ne l’a point ameublie, fécondée, utilisée, mise en valeur, la propriété n’en fait nul cas. Le frelon ne se pose pas sur les fleurs, il s’abat sur les ruches. Ce que le travailleur produit lui est aussitôt enlevé ; l’ouvrier est comme un chien de chasse dans la main du maître.

Un esclave, excédé de travail, invente la charrue. D’un croc de bois durci et traîné par un cheval, il ouvre le sol, le rend capable de rendre dix fois, cent fois plus. Le maître, d’un coup d’œil, saisit l’importance de la découverte : il s’empare de la terre, il s’approprie le revenu, il s’attribue jusqu’à l’idée, et se fait adorer des mortels pour ce présent magnifique. Il marche l’égal des dieux : sa femme, c’est une nymphe, c’est Cérès ; et lui c’est Triptolème. La misère invente, et la propriété recueille. Car il faut que le génie reste pauvre : l’abondance l’étoufferait. Le plus grand service que la propriété ait rendu au monde, est cette affliction perpétuelle du travail et du génie.

Mais que faire de ces monceaux de grain ? Quelle pauvre richesse que celle que le chef partage avec ses chevaux, avec ses bœufs et ses esclaves ! C’est bien la peine d’être riche, si tout l’avantage consiste à pouvoir ronger quelques poignées de plus de riz et d’orge !...

Une vieille, ayant pilé du grain pour sa bouche édentée, s’aperçoit que la pâte aigrit, fermente, et cuite sous la cendre, donne une nourriture incomparablement meilleure que le froment cru ou grillé. Miracle ! le pain de chaque jour est découvert. — Une autre, ayant serré dans une jarre une masse de raisins abandonnée, entend le moût bouillir comme sur la flamme ; la liqueur rejette ses impuretés ; elle brille, rubiconde, généreuse, immortelle. Evohe ! c’est le jeune Bacchus, le fils chéri du propriétaire, un enfant aimé des dieux qui l’a trouvé. Ce que le maître n’eût pu dévorer en quelques semaines, une année lui suffira pour le boire. La vigne, comme la moisson, comme la terre, est appropriée.

Que faire de ces innombrables toisons dont chaque année apporte un si large tribut ? Quand le propriétaire élèverait sa couche à la hauteur de son pavillon, quand il doublerait trente fois sa tente somptueuse, ce luxe inutile ne ferait qu’attester son impuissance. Il regorge de bien et il ne peut jouir : quelle dérision !

Une bergère, laissée nue par l’avarice du maître, ramasse