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A, ils quitteront leur pays, ils iront eux-mêmes travailler en A, comme les Irlandais sont allés en Angleterre ; et par la concurrence qu’ils feront aux ouvriers de A, ils contribueront à ruiner de plus en plus leur ancienne patrie, en même temps qu’ils augmenteront la misère générale dans leur patrie adoptive. Alors la grande propriété et la grande misère régnant partout, l’équilibre sera établi… Étrange pouvoir de fascination exercé par les mots ! M. Bastiat vient de constater lui-même la déchéance du pays B : et, l’esprit troublé de hausse et de baisse, de compensation, d’équilibre, de niveau, de justice, d’algèbre, il prend le noir pour le blanc, l’œuvre d’Ahrimane pour celle d’Orsmud, et n’aperçoit, dans cette déchéance manifeste, qu’une restauration !

Quand les industriels de A, enrichis par leur commerce avec B, ne sauront plus que faire de leurs capitaux, ils les porteront, dites-vous, en B. C’est très-vrai. Mais cela signifie qu’ils iront acheter en B des maisons, des terres, des bois, des rivières et des pâturages ; qu’ils s’y formeront des domaines, se choisiront des fermiers et des serfs, et y deviendront seigneurs et princes de par l’autorité que les hommes respectent le plus, l’argent. Avec ces grands feudataires, la richesse nationale, expatriée, rentrera au pays, apportant la domination étrangère et le paupérisme.

Peu importe, du reste, que cette révolution s’accomplisse d’une manière lente ou subite. Les brusques transitions, comme dit fort bien M. Bastiat, répugnent à la nature ; les conquêtes commerciales ont pour mesure la différence des prix de revient dans les nations envahissantes et les nations envahies. Peu importe aussi que la nouvelle aristocratie vienne du dehors, ou se compose d’indigènes enrichis par l’usure et la banque, alors qu’ils servaient d’intermédiaires entre leurs compatriotes et les étrangers. La révolution dont je parle ne tient pas essentiellement à une immigration des étrangers, pas plus qu’à l’exportation du sol. La division du peuple en deux castes, sous l’action du commerce extérieur, et l’élévation d’une féodalité mercantile dans un pays jadis libre et dont les habitants pouvaient, sauf les autres causes de subalternisation, rester égaux, voilà l’essence de cette révolution, le fruit inévitable du libre commerce, exercé dans des conditions défavorables.

Quoi donc ! parce que nous n’aurons pas vu le sol français traverser la Manche et se perdre dans la Tamise ; que rien n’aura été modifié dans notre gouvernement, nos lois,