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de nécessité, dont le riche est aussi innocent que l’ouvrier parcellaire, voué par état à toutes les sortes d’indigences.

Mais d’où vient que cette inégalité fatale s’est changée en titre de noblesse pour les uns, d’abjection pour les autres ? D’où vient, si l’homme est bon, qu’il n’a pas su aplanir, par sa bonté, cet obstacle tout métaphysique, et qu’au lieu de resserrer entre les hommes le lien fraternel, l’impitoyable nécessité le rompt ? Ici l’homme ne peut s’excuser sur son impéritie économique, sur son imprévoyance législative : il lui suffisait d’avoir du cœur. Pourquoi, tandis que les martyrs de la division du travail eussent dû être secourus, honorés par les riches, ont-ils été rejetés comme impurs ? Comment n’a-t-on jamais vu les maîtres relayer quelquefois les esclaves ; les princes, les magistrats et les prêtres faire des tours de rechange avec les industrieux ; les nobles remplacer les manants à la glèbe ? D’où est venu aux puissants cet orgueil brutal ?

Et remarquez qu’une telle conduite de leur part eût été non-seulement charitable et fraternelle ; c’était de la justice la plus rigoureuse. En vertu du principe de force collective, les travailleurs sont les égaux et les associés de leurs chefs ; en sorte que dans le système du monopole même, la communauté d’action ramenant l’équilibre que l’individualisme parcellaire a troublé, la justice et la charité se confondent. Comment donc, avec l’hypothèse de la bonté essentielle de l’homme, expliquer la tentative monstrueuse de changer l’autorité des uns en noblesse, et l’obéissance des autres en roture ? Le travail, entre le serf et l’homme libre, de même que la couleur entre le noir et le blanc, a toujours tracé une ligne infranchissable : et nous-mêmes, si glorieux de notre philanthropie, nous pensons au fond de l’âme comme nos prédécesseurs. La sympathie que nous éprouvons pour le prolétaire est comme celle que nous inspirent les animaux : délicatesse d’organes, effroi de la misère, orgueil d’éloigner de nous tout ce qui souffre, voilà par quels détours d’égoïsme se produit notre charité.

Car enfin, je ne veux que ce fait pour nous confondre, n’est-il pas vrai que la bienfaisance spontanée, si pure dans sa notion primitive (eleemosyna, sympathie, tendresse), l’au-