Ainsi, soit que la philosophie, après avoir renversé le dogmatisme théologique, spiritualise la matière ou matérialise la pensée, idéalise l’être ou réalise l’idée ; soit qu’identifiant la substance et la cause elle substitue partout la force, toutes phrases qui n’expliquent et ne signifient rien : toujours elle nous ramène à l’éternel dualisme, et, en nous sommant de croire à nous-mêmes, nous oblige de croire à Dieu, si ce n’est aux esprits. Il est vrai qu’en faisant rentrer l’esprit dans la nature, à la différence des anciens qui l’en séparaient, la philosophie a été conduite à cette conclusion fameuse, qui résume à peu près tout le fruit de ses recherches : dans l’homme, l’esprit se sait, tandis que partout ailleurs il nous semble qu’il ne se sait pas. — « Ce qui veille dans l’homme, qui rêve dans l’animal et qui dort dans la pierre… » a dit un philosophe.
La philosophie, à sa dernière heure, ne sait donc rien de plus qu’à sa naissance : comme si elle n’eût paru dans le monde que pour vérifier le mot de Socrate, elle nous dit, en se couvrant solennellement de son drap mortuaire : je sais que je ne sais rien. Que dis-je ? La philosophie sait aujourd’hui que tous ses jugements reposent sur deux hypothèses également fausses, également impossibles, et cependant également nécessaires et fatales, la matière et l’esprit. En sorte que, tandis qu’autrefois l’intolérance religieuse et les discordes philosophiques, répandant partout les ténèbres, excusaient le doute et invitaient à une insouciance libidineuse, le triomphe de la négation sur tous les points ne permet plus même ce doute ; la pensée affranchie de toute entrave, mais vaincue par ses propres succès, est contrainte d’affirmer ce qui lui paraît clairement contradictoire et absurde. Les sauvages disent que le monde est un grand fétiche gardé par un grand manitou. Pendant trente siècles, les poëtes, les législateurs et les sages de la civilisation, se transmettant d’âge en âge la lampe philosophique, n’ont rien écrit de plus sublime que cette profession de foi. Et voici qu’à la fin de cette longue conspiration contre Dieu, qui s’est appelée elle-même philosophie, la raison émancipée conclut comme