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Mais comment cet idéologue si subtil n’a-t-il pas remarqué que l’homme n’est pas même propriétaire de ses facultés ? L’homme a des puissances, des vertus, des capacités ; elles lui ont été confiées par la nature pour vivre, connaître, aimer ; il n’en a pas le domaine absolu, il n’en est que l’usufruitier ; et cet usufruit, il ne peut l’exercer qu’en se conformant aux prescriptions de la nature. S’il était maître souverain de ses facultés, il s’empêcherait d’avoir faim et froid ; il mangerait sans mesure et marcherait dans les flammes ; il soulèverait des montagnes, ferait cent lieues en une minute, guérirait sans remède et par la seule force de sa volonté, et se ferait immortel. Il dirait : Je veux produire, et ses ouvrages, égaux à son idéal, seraient parfaits ; il dirait : Je veux savoir, et il saurait ; j’aime, et il jouirait. Quoi donc ! l’homme n’est point maître de lui-même, et il le serait de ce qui n’est pas à lui ! Qu’il use des choses de la nature, puisqu’il ne vit qu’à la condition d’en user : mais qu’il perde ses prétentions de propriétaire, et qu’il se souvienne que ce nom ne lui est donné que par métaphore.

En résumé : Destutt de Tracy confond, sous une expression commune, les biens extérieurs de la nature et de l’art, et les puissances ou facultés de l’homme, appelant les uns et les autres propriétés ; et c’est à la faveur de cette équivoque qu’il espère établir d’une manière inébranlable le droit de propriété. Mais parmi toutes ces propriétés les unes sont innées, comme la mémoire, l’imagination, la force, la beauté, les autres acquises, comme les champs, les eaux, les forêts. Dans l’état de nature ou d’étrangeté, les hommes les plus adroits et les plus forts, c’est-à-dire les mieux avantagés du côté des propriétés innées, ont le plus de chances d’obtenir exclusivement les propriétés acquises : or, c’est pour prévenir cet envahissement et la guerre qui en est la suite, que l’on a inventé une balance, une justice ; que l’on a fait des conventions tacites ou formelles : c’est donc pour corriger, autant que possible, l’inégalité des propriétés innées par l’égalité des propriétés acquises. Tant que le partage n’est pas égal, les copartageants restent ennemis, et les conventions sont à recommencer. Ainsi, d’une part, étran-