Page:Proudhon - Qu’est-ce que la propriété.djvu/264

Cette page a été validée par deux contributeurs.

rience, observer un phénomène, constater un fait. La nation seule a droit de dire : Mandons et ordonnons.

J’avoue que tout ceci est le renversement des idées reçues, et qu’il semble que je prenne à tâche de retourner la politique actuelle ; mais je prie le lecteur de considérer qu’ayant commencé par un paradoxe, je devais, si je raisonnais juste, rencontrer à chaque pas des paradoxes, et finir par des paradoxes. Au reste, je ne vois pas quel danger courrait la liberté des citoyens, si, au lieu de la plume de législateur, le glaive de la loi était remis aux mains des citoyens. La puissance exécutive appartenant essentiellement à la volonté, ne peut être confiée à trop de mandataires : c’est là la vraie souveraineté du peuple[1].

Le propriétaire, le voleur, le héros, le souverain, car tous ces noms sont synonymes, impose sa volonté pour loi, et ne souffre ni contradiction ni contrôle, c’est-à-dire qu’il prétend être pouvoir législatif et pouvoir exécutif tout à la fois. Aussi la substitution de la loi scientifique et vraie à la volonté royale ne s’accomplit-elle pas sans une lutte terrible, et cette substitution incessante est même, après la propriété, l’élément le plus

  1. Si de pareilles idées pénètrent jamais dans les esprits, ce sera fait du gouvernement représentatif et de la tyrannie des parleurs. Autrefois la science, la pensée, la parole, étaient confondues sous une même expression ; pour désigner un homme fort de pensées et de savoir, on disait un homme prompt à parler et puissant dans le discours. Depuis longtemps la parole a été par abstraction séparée de la science et de la raison ; peu à peu cette abstraction s’est, comme disent les logiciens, réalisée dans la société ; si bien que nous avons aujourd’hui des savants de plusieurs espèces qui ne parlent guère, et des parleurs qui ne sont pas même savants dans la science de la parole. Ainsi un philosophe n’est plus un savant ; c’est un parleur. Un législateur, un poète, furent jadis des hommes profonds et divins : aujourd’hui ce sont des parleurs. Un parleur est un timbre sonore, à qui le moindre choc fait rendre un interminable son : chez le parleur, le flux du discours est toujours en raison directe de la pauvreté de la pensée. Les parleurs gouvernent le monde ; ils nous étourdissent, ils nous assomment, ils nous pillent, ils nous sucent le sang, et ils se moquent de nous ; quant aux savants, ils se taisent : s’ils veulent dire un mot, on leur coupe la parole. Qu’ils écrivent.