Page:Proudhon - Qu’est-ce que la propriété.djvu/143

Cette page a été validée par deux contributeurs.

charmer et d’instruire les hommes, il est honorable aussi de les nourrir. Lors donc que la société, fidèle au principe de la division du travail, confie une mission d’art ou de science à l’un de ses membres, en lui faisant quitter le travail commun, elle lui doit une indemnité pour tout ce qu’elle l’empêche de produire industriellement, mais elle ne lui doit que cela. S’il exigeait davantage, la société, en refusant ses services, réduirait ses prétentions au néant. Alors obligé, pour vivre, de se livrer à un travail auquel la nature ne l’a pas destiné, l’homme de génie sentirait sa faiblesse et s’abîmerait dans la pire des existences.

On raconte qu’une célèbre cantatrice ayant demandé à l’impératrice de Russie, Catherine II, vingt mille roubles : – C’est plus que je ne donne à mes feld-maréchaux, dit Catherine. – Votre Majesté, répliqua l’autre, n’a qu’à faire chanter ses feld-maréchaux.

Si la France, plus puissante que Catherine II, disait à mademoiselle Rachel : Vous jouerez pour 100 louis, ou vous filerez du coton ; à M. Duprez : Vous chanterez pour 2,400 fr., ou vous irez à la vigne : pense-t-on que la tragédienne Rachel et le chanteur Duprez abandonnassent le théâtre ? Ils s’en repentiraient les premiers.

Mademoiselle Rachel reçoit, dit-on, de la Comédie-Française, 60,000 fr. par année : pour un talent comme le sien, c’est un petit honoraire. Pourquoi pas 100,000 fr., 200.000 fr. ? pourquoi pas une liste civile ? Quelle mesquinerie ! est-ce qu’on marchande avec une artiste comme mademoiselle Rachel.

On répond que l’administration ne pourrait donner davantage sans se mettre en perte : que l’on convient du talent supérieur de la jeune sociétaire ; mais qu’en réglant ses appointements, il a fallu considérer aussi le bordereau des recettes et les dépenses de la compagnie.

Tout cela est juste, mais tout cela confirme ce que j’ai dit, savoir : que le talent d’un artiste peut être infini, mais que ses prétentions mercenaires sont nécessairement bornées, d’un côté, par l’utilité qu’il produit à la société qui le salarie ; de l’autre, par les ressources de cette même société ;