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Leurs liquidations ne se soldent que par des différences. Ils peuvent vivre des années, opérer sur des millions, sans jamais posséder le moindre titre, sans avoir touché de dividendes. C’est le jeu à découvert dans sa plus haute expression. En revanche ils sont parfaitement maîtres de leur terrain : tous les chemins, les sentiers, les précipices, les coupe-gorge leur sont familiers ; ils n’ont que faire de boussole pour se diriger dans ce labyrinthe, ils chassent la prime à courre, à l’affût, au traquenard ; les faiseurs les recherchent et les protégent, parce qu’ils emploient leur flair et leur adresse à lancer ou dépister le gibier, à diriger ou égarer la meute. Aussi vivent-ils assez bien de leur braconnage. Si quelqu’un d’eux, par hasard, se casse le cou ou se trouve happé par la correctionnelle, on se dit le lendemain, à la halte : « C’était un homme bien adroit ; quel dommage ! » Et après cette oraison funèbre, on n’en parle plus.

Voici un spécimen de leur industrie, que nous empruntons à la Gazette des Tribunaux, pour l’édification des prédestinés. C’est une des mille manières dont on les pipe à la hausse ou à la baisse. La parole est au chef d’emploi : il expose comment on lance une affaire.

« J’ai, par exemple, cinq courtiers ; je leur remets à chacun mille actions de la société qu’il s’agit de lancer. Ils arrivent à la Bourse. La compagnie est déjà connue par des prospectus. Ils offrent de vendre immédiatement, au comptant, les actions dont ils sont détenteurs, et offrent en même temps de les racheter à terme avec plus ou moins d’écart, sur lequel écart est déduit encore le montant d’une prime.

« Je m’explique par un exemple. J’offre mille actions de la Lignéenne au comptant et au pair, à 100 fr. ; j’offre en même temps de les reprendre, à la liquidation prochaine, à 110 fr., dont 5 fr. de prime. Cela veut dire que quand la liquidation arrivera, si je ne veux pas prendre livraison des actions que je viens de racheter à 110 fr., mon vendeur les gardera, moyennant que je lui paye 5 fr. par action.

« Il aura ainsi gagné 5 fr., et l’action qu’il avait payée 100 fr. ne lui en coûte plus que 95. Il peut recommencer la même opération pendant un nombre de liquidations indéterminé, avec chance de toujours gagner la prime et sans aucune chance de perte, car le pis qui puisse lui arriver, c’est de voir l’acquéreur