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combien d’agneaux pour sustenter un lion ? combien de petites fortunes pour les menus plaisirs et les maîtresses d’un nabab ? Toujours est-il que le gibier ne manque pas : brochets, éperviers, lions et financiers s’endorment chaque soir en bénissant la Providence, qui donne la pâture quotidienne à tous ses enfants.

Dans le petit, le minime nombre de ceux qui gagnent de l’argent à la Bourse, et qui forme la catégorie des privilégiés, on distingue les prudents et les habiles.

Les prudents font d’un bout de l’année à l’autre des opérations d’arbitrage. Ce sont des capitalistes qui n’achètent jamais au delà de leur fortune disponible ; ils profitent de la baisse pour placer leurs fonds, et se contentent, en attendant la hausse, de palper leurs dividendes. Ils réalisent leur avoir quatre, cinq, six fois par an, plus ou moins, selon les circonstances. Ils vont du Mobilier au Foncier, du Foncier à la Rente, de la Rente aux Chemins de fer, des Chemins de fer aux Petites Voitures, des Petites Voitures aux Gaz, des Gaz aux Omnibus. Les plus avisés font des reports et deviennent les prêteurs à la petite semaine des joueurs qui ont encore quelques mille francs à risquer. Leur position est excellente au point de vue de la sécurité : le pire qui puisse leur arriver est de rester détenteurs de titres en stagnation, et d’en être réduits aux profits semestriels de leur placement. Ils tirent ainsi de 10 à 20 0/0 de leur capital. Ils se croient des citoyens éminemment utiles, et se donnent volontiers la vertueuse indignation de déclamer contre l’agiotage et le parasitisme. Les journaux de Bourse, les manuels de Bourse, les almanachs de Bourse les proposent en exemple ; la cour les prône, la ville les admire, la multitude les envie ; ils cumulent les bénéfices de la fortune et de la considération des citoyens. Ceux qui le peuvent les imitent : un mouvement s’est déclaré en ce sens, et l’on applaudit, comme à une amélioration de la moralité publique. Nous en sommes là !

Tout ce monde, monde honnête, monde d’élite, monde intelligent, prudent et sage, qui joue à coup sûr, complice et fauteur de toutes les extravagances, de toutes les forni-