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Les premiers, masse moutonnière, vile multitude, ramassis de portiers, de domestiques, de rentiers, de petits bourgeois, laborieux, mais avides, de gens placés à tous les degrés de l’échelle sociale, ne connaissent de la Bourse et de ses ficelles qu’une chose : Tenter la chance. Franchement ils s’imaginent que les choses se passent à la Bourse comme à la loterie ; que tout dépend du hasard ou d’un calcul de probabilités !… Aussi de quel air vous les entendez professer ce fameux axiome de la sagesse populaire : Qui ne risque rien n’a rien ! Donc, pensent ces philosophes, c’est prudence d’exposer son pécule, sa vie sur un coup de dé. Vivre riche ou mourir !… La folie serait de croupir dans l’honnête aisance ou la médiocrité.

Où commence la richesse ? Pour l’artisan et le domestique, ce serait mille livres de rentes ; pour l’industriel, un capital triple ou quadruple ; pour la moyenne bourgeoisie, le million, le saint et sacré million ! Ainsi en raisonne-t-on, du moins au point de départ. Mais le jeu, c’est la roue d’engrenage ; une fois le doigt pris, il faut que le corps suive ; l’impitoyable machine ne s’arrête ni aux cris d’angoisse ni aux tortures, elle ne rendra que les lambeaux d’un cadavre.

— Je suis allé une seule fois à la Bourse ; j’y ai gagné 50,000 fr. Je n’y remettrai jamais les pieds, disait un négociant parisien à ses amis. Ce sage n’était pas de son temps ; tous ses amis lui donnaient tort.

Sans la moindre expérience des affaires, complétement étranger aux combinaisons par lesquelles les privilégiés du temple de Plutus préviennent ou parent les catastrophes, le joueur que son imbécillité ou la médiocrité de son enjeu a marqué pour le repas du dieu, joue jusqu’à l’entière déconfiture, qui ne se fait jamais attendre. Rien de plus stupide, de plus glouton que cet animal : il mord aux plus grossiers appâts. S’arrêtant devant une affiche de spectacle, qu’il prend pour une annonce industrielle, il lit : Chemin de fer de Paris à la lune, et il écrit au directeur pour avoir des actions. Point n’est besoin d’habileté pour plumer de pareils oisons. Combien faut-il de goujons pour engraisser un brochet ? combien de passereaux pour le dîner de l’épervier ?