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faire pourrir le vieux monde, il fallait encore un homme. Louis-Philippe fut cet homme-là.

Examinez-le de près : il est naïvement, consciencieusement corrupteur. Au-dessus lui-même de la calomnie, sans reproche dans sa vie privée, corrupteur, mais non pas corrompu, il sait ce qu’il veut et ce qu’il fait. Un abominable destin l’appelle : il obéit. Il poursuit sa tâche avec dévouement, avec bonheur, sans qu’aucune loi divine ou humaine, sans qu’aucun remords le trouble. Il tient en main la clef des consciences ; aucune volonté ne lui résiste. À l’homme politique qui lui parle des vœux du pays, il offre une bourse pour son fils ; au prêtre qui l’entretient des besoins de l’Église, il demande combien il a de maîtresses. Les consciences tombent devant lui par milliers, comme les soldats tombaient sur le champ de bataille devant Napoléon : et ni l’empereur n’était touché de ce carnage, ni Louis-Philippe n’est ému de la perdition de ces âmes. Napoléon, dominé par une fatalité qu’il sentait sans la comprendre, put donner de sang-froid le signal qui précipita des millions d’hommes dans le trépas : fut-il pour cela un Néron ou un Domitien ? Ainsi Louis-Philippe, père de famille sévère dans son intérieur, maître de lui-même, a fait un pacte avec l’enfer pour la damnation de son pays : il reste sans reproche devant Dieu et devant les hommes.

Que les misérables qu’il corrompt abjurent, pour un brevet, pour une place, ce qu’ils croient encore être la vertu, la justice et l’honneur : à eux l’immoralité, la honte.

Mais lui, le chef de l’État, le représentant de la société, l’instrument de la Providence, en quoi est-il immoral ? La morale, pour lui, n’est-ce pas de sacrifier au progrès ces âmes cadavéreuses ? n’est-ce pas de procurer, per fas et nefas, l’accomplissement des destinées ?

La philosophie et l’histoire enseignent que la morale, inaltérable dans son essence, est changeante dans sa forme. Chez