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question que de répartir entre les vieux soldats plébéiens les terres conquises sur les ennemis ; encore cette répartition ne devait-elle pas avoir d’effet rétroactif. La loi agraire proposée par les Gracques était d’une saine politique : elle seule, en conférant à la plèbe, aux dépens de l’étranger, la propriété, pouvait raffermir la République chancelante, et refouler l’usurpation des Césars. Mais parce que cette loi semblait une restriction au droit d’acheter et de posséder, dont les patriciens usaient et abusaient à l’égard des territoires conquis, comme font les accapareurs à l’égard des grains et autres denrées, et conséquemment touchait au droit de propriété, si absolu, si inviolable chez les Romains, la réforme tentée par les Gracques ne put s’effectuer comme ils l’entendaient : les deux tribuns succombèrent l’un après l’autre, victimes de leur amour du peuple et de leur respect pour la loi. Quant à la loi agraire, on va voir ce qui en arriva.

D’institution économique qu’elle avait été d’abord, la loi agraire devint bientôt affaire politique ; elle servit à la fois de prétexte et d’instrument à des ambitieux sans principes, Marius, Catilina, Jules-César, chefs de la démocratie socialiste du temps. Avec le dernier, la plèbe finit par l’emporter sur le patriciat. Mais elle ne jouit pas de sa victoire : elle n’en recueillit, au lieu de la liberté et de la richesse, qu’une dictature perpétuelle, l’autocratie des empereurs. Alors la question sociale fut enterrée avec la République. Les patriciens gardèrent leurs possessions : ils n’eurent besoin pour cela que de faire la cour à César. Ils les accrurent même, l’or qu’ils retireraient de leurs usures leur donnant le moyen d’acquérir sans cesse et d’asservir de plus en plus la plèbe. Quant à celle-ci, elle reçut en dédommagement des distributions de blé, elle eut des spectacles gratis, et ce fut fait du Sénat et du Peuple romain.

Le socialisme est pour nous ce que fut la loi agraire pour