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juristes eux-mêmes, qui nient la validité des jugements de la force, s’y oppose.

Quel principe donc allons-nous invoquer pour régler le sort du prisonnier ? Alléguer le droit des gens volontaire, c’est prononcer la condamnation du droit des gens volontaire. Qu’est-ce qu’un droit qui conclut au massacre de braves gens, purs de tout crime, et qui en combattant ont accompli un devoir sacré ?

Chose admirable, et sur laquelle j’appelle de toute l’énergie de ma conscience l’attention du lecteur, ce droit de la force, tant honni, est plus raisonnable que toute la science des jurisconsultes, plus humain que toute leur philanthropie. La guerre est la lutte des forces : celui qui, blessé dans le combat ou accablé par le nombre, rend ses armes, ne compte plus pour la guerre ; à parler rigoureusement, il n’est pas prisonnier, il est retranché, tant que dure la guerre, de la liste de ses concitoyens. Déchu de ses droits militaires[1], il lui est interdit de servir pendant toute la

  1. Chez les Romains, l’homme qui avait eu le malheur de se laisser prendre par l’ennemi était censé mort civilement ; déchu par le fait de sa captivité du droit de porter les armes, il l’était aussi de ses droits politiques. C’est ce qui semble résulter de ces vers d’Horace sur Régulus, prisonnier des Carthaginois, et envoyé à Rome, sur sa parole, pour négocier la paix.


    Fertur pudicæ conjugis osculum
    Parvosque natos, ut capitis minor,
        A se removisse, et virilem
    Torvus humi posuisse vultum.

    Régulus ne veut point de la paix avec Carthage. Il ne veut pas en conséquence qu’on rachète les prisonniers ; il le veut d’autant moins qu’il les a vus, lui leur général, refuser de se battre, se laisser lier les mains derrière te dos, et préférer à la mort la servitude de la patrie. Et ce mâle conseil donné au sénat, ce dernier acte de la justice consulaire exercé sur des soldats infidèles, Régulus, sachant bien quel sort l’attend à son retour à Carthage, ne parle plus à aucun de ses amis ; il repousse l’embrassement de sa femme et de ses enfants, et se tient, immobile et sombre, les yeux fixés à terre, comme un homme déchu du droit de famille et du droit de cité.