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Quelle parole m’est échappée ! Je briserais ma plume plutôt que de souffler la discorde au sein de populations

    besoin de faire la promenade de l’Ohio et du Niagara, de se former une idée assez juste de la société aux États-Unis et d’en apprécier le bien et le mal.
      Le peuple des États-Unis, pas plus que celui qui a remplacé les races indigènes au Mexique, dans la Bolivie et au Brésil, n’est point un peuple jeune, dans le sens historique et physiologique du mot ; c’est une agglomération venue de tous les coins de la chrétienté, principalement d’Angleterre et d’Allemagne. Ces émigrants, en général, n’étaient pas, on s’en doute bien, sortis de l’élite de leurs nations respectives ; la plupart au contraire appartenaient à l’infime plèbe. Arrivés en Amérique, que trouvèrent-ils ? Partout la terre libre, ouverte au premier occupant. A l’exception des deux royaumes du Mexique et du Pérou, détruits, à l’époque de la découverte, par les Espagnols, aucun état n’avait eu le temps de se fonder sur le nouveau continent. Les indigènes vivaient de chasse et de pêche ; toute la partie actuellement occupée par les États-Unis était, pour ainsi dire, à l’étui neuf. C’est dans ces conditions que s’installa la population envahissante : il est aisé de comprendre ce que, sous le double rapport de l’intelligence et des mœurs, elle pouvait d’abord donner.
      Les immigrants ayant donc pour la plupart quitté leur patrie afin d’échapper à la faim et de chercher fortune, il était naturel que leur esprit s’appliquât principalement a tout ce qui pouvait leur donner le bien-être et la richesse. Sur toute autre question, leur initiative restait nulle ; ils devaient d’autant plus dédaigner les idées qui avaient produit dans l’antique Europe tant d’agitation, tant de révolutions, qu’ils pouvaient, avec une apparence de raison, accuser ces idées de stérilité. Des idées, ils avaient assez ; il était temps de s’occuper de la chose sérieuse, le vivre, et par conséquent, le produire. C’est ce dont il est facile de s’apercevoir, en Jetant un regard a vol d’oiseau sur l’Amérique et ses institutions. La, rien qui ne soit d’origine, pour ne pas dire d’importation européenne ; religion, politique, gouvernement, les préjugés et la langue, les ridicules, comme les choses de goût et de mode. Je ne saurais dire si la race transplantée d’Europe aux États-Unis présentera jamais un caractère, un génie, des facultés qui lui soient propres, comme on les trouve chez tous les naturels de l’ancien monde, et comme on peut encore les observer chez les races aux trois quarts disparues du nouveau. L’homme est au pays qu’il habite et qui l’a produit comme l’urne est au corps ; ils sont faits l’un pour l’autre, expressions l’un de l’autre. Ce qui semble indubitable, c’est qu’il se passera des siècles avant que l’Américain ait assimilé sa nature à celle de son sol et de son climat ; avant qu’il se soit fait une âme, une pensée, un génie en rapport avec son continent ; avant qu’il ait acquis cette autochthonie sans laquelle l’homme, étranger à son propre