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révolutionnaire, il devait s’attendre à l’avoir un jour sur les bras.

C’est de la critique à la Sénèque de parler de l’ambition de cet homme et de la fougue de son imagination. Napoléon ne fit jamais, dans sa politique, que se mettre au niveau de la situation que lui faisait la guerre ; il eût été inébranlable, s’il avait pu aller moins vite dans ses conquêtes, imposer aux vaincus d’autres conditions, ou faire la guerre autrement. C’est ce que M. Thiers n’a pas su voir : il admire les coups de foudre, il se prosterne devant ces victoires qui ne laissent pas plus respirer l’historien et le lecteur que le soldat ; il ne comprend pas que la guerre, étant une fonction de l’humanité, ne crée rien en un clin d’œil, et que, comme la végétation et la vie, elle a besoin de temps pour achever ses œuvres.

Je le redirai donc : le véritable piége auquel fut pris Napoléon, ce fut cette tactique où il se montrait si brillant, si heureux ; où son génie escamotait, pour ainsi dire, les forces de l’ennemi bien plus que son bras n’en triomphait ; où ses rivaux n’avaient pas le temps de se voir abattus, et ne pouvaient croire à leur défaite. Il s’ensuivait que ne pouvant et n’osant incorporer à l’empire la totalité des états vaincus ; forcé d’autre part, comme vainqueur, d’user de la victoire, à peine de renier son propre triomphe, il essayait, en diminuant un peu la force de l’ennemi, de le subordonner : ce qui était le pire des systèmes. Ici point de milieu : un état est indépendant, ou il n’est pas. Napoléon s’en aperçut à la fin, quand, au retour de Russie, il vit ses prétendus feudataires faire défection les uns après les autres et se tourner contre lui. Mais il n’y avait pas de sa faute, quoi qu’on ait dit : la faute était à la guerre, qui le retenait dans cette politique de juste-milieu. Trop souvent et dans une trop large mesure, il avait remplacé la masse par la vitesse, la force par le génie, le