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ÉVOLUTION HISTORIQUE

quant à moi, me figurer Suzanne, pas plus que Lucrèce ou toute honnête femme de notre temps, se mettant en pareil état : toutes se voilent, se dérobent à leurs propres regards. Mais les femmes turques et arabes en usent ainsi, même quand elles se baignent de compagnie. Je passe donc. Voici où commence ma critique.

Il s’agit d’une histoire sacrée et d’un fait cité en exemple à la jeunesse, à toutes les femmes. Suzanne, en un mot, est une héroïne de chasteté, une sainte. S’il en est ainsi et que l’artiste ait compris son sujet, Suzanne toute nue doit inspirer le respect, et ne pas plus éveiller de pensée immodeste que la Vénus de Milo dans sa nudité surnaturelle[1]. Alors on ne comprend plus que les deux sénateurs qui l’observent, contenus l’un par l’autre, frappés dans leur conscience, osent faire leur proposition : c’est impossible, c’est hors du cœur humain, il y a contre-sens. Ce viol à deux sur la personne de Suzanne devient incroyable,

  1. Mon compatriote, le sculpteur Huguenin, a senti la vérité de cette observation. Sa Suzanne, s’élançant indignée hors du bain aussitôt qu’elle se croit aperçue, n’est pas la femme molle qui s’abandonne à la Providence. Ses formes, légèrement carrées, sont d’un type très-ferme, très-beau et fort rare, type qui donne à tous l’idée de la femme forte et vertueuse. On sent qu’elle ne se taira pas devant la calomnie, qu’elle saura accuser et faire trembler ses accusateurs. Elle semble dire : Les Lâches ! — Ou a envie de détourner les yeux en la voyant, tant sa dignité impose. Une beauté ainsi conçue se fait respecter de suite : on sent que la volonté, la prudence, la conscience, l’énergie, tout est là. Ce n’est pas le type de la plupart des Suzanne.