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qu’elle les a amendées, inspirées de son souffle, leur a fourni ce qu’elles ont de meilleur, en un mot, les a mises en état d’évoluer, sans en avoir jusqu’à ce jour rien reçu.


Les Américains avaient été défaits dans vingt rencontres, et leur cause semblait perdue, lorsque l’arrivée des Français fit changer la face des affaires, et obligea le général anglais Cornwallis à capituler, 19 octobre 1781. C’est à la suite de ce coup que l’Angleterre consentit à reconnaître l’indépendance des colonies, qui purent alors s’occuper de leur constitution. Eh bien quelles étaient alors les idées, en matière politique, des Américains ? Quels furent les principes de leur gouvernement ? Un vrai fouillis de priviléges ; un monument d’intolérance, d’exclusion et d’arbitraire, où brillait, comme un astre sinistre, l’esprit d’aristocratie, de réglementation, de secte et de caste ; qui souleva la réprobation des publicistes français, et attira de leur part aux Américains les observations les plus humiliantes. Le peu de vrai libéralisme qui pénétra à cette époque en Amérique fut, on peut le dire, le fait de la Révolution française, qui semblait préluder sur cette plage lointaine à la rénovation de l’ancien monde. La liberté en Amérique a été jusqu’à présent plutôt un effet de l’individualisme anglo-saxon, lancé dans d’immenses solitudes, que celui de ses institutions et de ses mœurs la guerre actuelle ne le démontre que trop[1].

  1. « Les principes de la Constitution américaine, selon l’opinion des hommes pénétrants, annonçaient une décadence prématurée. Turgot, ami zélé de la cause des Américains, se plaignit :
    …...« 1. – De ce que les usages des Anglais étaient imités sans objet d’utilité ;
    …...« 2. — Que le clergé, étant exclu du droit d’éligibilité, était devenu un corps étranger dans l’État, quoiqu’il ne pût dans ce cas faire une exception dangereuse ;
    …...« 3. — Que la Pensylvanie exigeait un serment religieux des membres du corps législatif ;
    …...« 4. — Que le Jersey exigeait la croyance dans la divinité de Jésus-Christ ;
    …...« 5. — Que le puritanisme de la Nouvelle-Angleterre était intolérant, et que les quakers de la Pensylvanie considéraient la profession des armes comme illégale ;
    …...« 6. — Que dans les colonies méridionales il y avait une grande inégalité de fortunes, et que les Noirs, quoique libres, formaient avec les Blancs deux corps distincts dans le même État ;
    …...« 7. — Que l’état de la société dans le Connecticut était un état moyen entre les nations sauvages et civilisées, et que dans le Massachussets et le New-Jersey, la moindre cabale excluait les candidats du nombre des représentants ;
    …...« 8. — Que plusieurs inconvénients résultaient de l’émancipation des nègres ;
    …...« 9. — Qu’aucun titre de noblesse ne devait être conféré ;
    …...« 10. — Que le droit de primogéniture devait être aboli, et la liberté du commerce établie ;
    …...« 11. — Que l’étendue de la juridiction devait être calculée selon la distance du lieu de la résidence ;
    …...« 12. – Qu’on n’avait pas établi une distinction suffisante entre les propriétaires terriens et ceux qui ne l’étaient pas ;
    …...« 13. — Que le droit de régler le commerce était supposé dans la constitution de tous les États, et même le droit de prohibition ;
    …...« 14. — Qu’il n’y avait point de principe adopté pour l’impôt, et que conséquemment chaque État avait le droit de créer des taxes à sa fantaisie ;
    …...« 15. — Que l’Amérique pouvait se passer de liaison avec l’Europe, et qu’un peuple sage ne devait pas laisser échapper de ses mains ses moyens de défense.
    …...« Le célèbre Mirabeau trouva dans la société de Cincinnatus, composée des officiers de l’armée de la Révolution, le principe des distinctions héréditaires. D’autres objections furent faites par Price, Mably et d’autres écrivains étrangers. Les législateurs américains ont su en profiter, en modifiant quelques accessoires, mais en conservant tous les matériaux de l’édifice républicain qui, au lieu de se dégrader comme on l’avait prophétisé, s’est amélioré avec le temps et promet une longue durée. » (Description des États-Unis, par Warden, traduite de l’anglais. Paris, 1820 tome V, p. 255.)
    …...Le passage suivant du même écrivain n’est pas moins révélateur : « Jefferson, et ceux qui agissaient de concert avec lui, étaient persuadés que des tentatives faites pour le bonheur du genre humain, sans égard aux opinions et aux préjugés, obtenaient rarement un résultat heureux, et que les améliorations les plus palpables ne devaient pas être introduites de force dans la société. On ne proposa donc aucune mesure nouvelle, sans que l’opinion fut assez mûre pour la goûter. »
    …...Cette politique de Jefferson et de ses amis est digne assurément de tous nos éloges. C’est la gloire de l’homme et du citoyen qu’il doit faire la vérité et la justice siennes avant de se soumettre à leurs lois. Nous sommes tous rois, disait le citoyen d’Athènes. Et la Bible ne nous a-t-elle pas dit aussi que nous étions des Dieux ? Comme rois et comme dieux, nous ne devons obéissance qu’à nous-mêmes. Mais il n’en résulte pas moins de l’opinion de Jefferson que, sous sa présidence, 1801 à 1805, le peuple américain était le moins libéral peut être qu’il y eût au monde, et que, sans cette liberté négative que donne la rareté de population sur un territoire d’une fécondité inouïe, mieux eût valu vivre sous le despotisme de Louis XV ou de Napoléon que dans la république des États-Unis.