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et le Champ d’asile, deux chants épiques, de 1817 et 1818. De ce jour nous possédons Béranger : il ne s’arrêtera plus. Après 1830, retiré de la politique, mais toujours fidèle au mouvement des idées, il deviendra encore le prophète du socialisme.

Dans cette longue suite de petits poëmes, au nombre de plus de trois cents, et qui, placés bout à bout, formeraient une espèce d’épopée, Béranger montre-t-il une intelligence véritable du mouvement historique, des passions de son époque, du droit et de l’avenir de la Révolution ?

Il n’en est rien. Béranger a si peu le secret des choses, que c’est précisément à son ignorance qu’il a dû son succès. Jamais homme plein des hautes pensées que pouvait suggérer à un Royer-Collard, par exemple, à un Saint-Simon, la marche des choses, ne se fût avisé de mettre ces pensées en chansons : il en aurait fait un poëme épique, tout au moins des tragédies. Jusqu’à trente ans, Béranger avait été rimeur aussi malheureux qu’obstiné ; peu à peu cependant il s’était rompu au couplet ; il avait acquis, dans le genre inférieur du refrain, un vrai talent, lorsque la Restauration arriva.

En homme d’esprit et de pratique, Béranger songea donc à tirer parti de ses moyens. Son éducation était faite, et le contraste des idées et des événements avec le cadre de la chanson, la seule forme poétique dont il disposât, ne pouvait manquer de produire, pour le sublime comme pour le ridicule, des effets surprenants. Il mit en couplets, sur des airs connus, non pas l’idée qu’il n’eut jamais, mais le sentiment révolutionnaire, tel que le lui offraient les souvenirs de 93, la bataille impériale, le débat constitutionnel, et cette longue figure de l’Ancien Régime qui revenait, comme un spectre, en la personne des émigrés. La littérature française se trouva ainsi enrichie, par l’exhaussement de la chanson, d’un genre nouveau, dans lequel Béranger n’avait pas trouvé de modèle et restera sans égal, l’histoire et la poésie ne se rejetant jamais.

Du reste, la Révolution est demeurée pour Béranger un mythe, l’empereur une idole, les princes de Bourbon l’ennemi. Sous tous les rapports, sa pensée est courte, défectueuse, ar-