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cautionne ; or, plus Virgile avait médité son sujet, plus il sentait que cette condition allait manquer à l’Énéide. Seul auteur d’un si grand poëme, avait-il eu d’abord le temps de tout apprendre, de tout prévoir, de tout formuler ? et n’était-il pas à craindre que, faute d’une intelligence suffisante, au lieu d’une épopée fatidique, également acceptée des nations soumises et de Rome victorieuse, il n’eût élevé qu’un monument à l’égoïsme des enfants de Romulus et à l’orgueil de leurs Césars ? Devant cet empire gigantesque, où s’était engloutie toute nation et toute tradition ; en présence de ce monde en fusion, où toutes choses, en se régénérant, allaient changer de face, religions, institutions, mœurs, lois, idées, sciences, beaux-arts, industrie, pouvait-il affirmer avec pleine autorité le droit impérial, alors que la moitié des Romains protestaient contre l’empire, alors que les nations ne suivaient sa loi qu’en frémissant, alors surtout que l’œuvre épique, pour être vraie, doit obtenir la sanction des masses, de génération en génération ?

L’Iliade, pouvait-il se dire, est une œuvre achevée, d’abord parce qu’elle est adéquate à son idée, qui est la confédération hellénique, et que cette idée est sainte ; puis parce que, quelle qu’ait été la part du rapsode dans la composition du poëme, ce poëme est l’œuvre de la Grèce entière. L’Énéide est à moi seul ; son idée est dans l’avenir beaucoup plus que dans le présent et le passé ; et elle embrasse l’humanité, le monde, l’infini. L’avenir et l’infini se reconnaîtront-ils dans l’Énéide ? Qui, parmi les nations aujourd’hui muettes, chantera dans mille ans à l’unisson de l’Énéide, comme les enfants de la Grèce chantèrent pendant six siècles à l’unisson de l’Iliade ?

Sans doute Virgile avait fait assez pour sa gloire, assez même pour la gloire de sa nation ; grâce à lui Rome pouvait, devant la muse, balancer la Grèce et son Iliade.