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n’ai jamais aimé l’unique et véritable bien : tous mes pas ont été des égarements ; ma sagesse n’était que folie ; ma vertu n’était qu’un orgueil impie et sacrilége ; j’étais moi-même mon idole. »

Je ne puis dire quelle horreur saisit ma jeunesse lorsque je lus pour la première fois cet épouvantable morceau. Voilà donc à quel délire la religion de la grâce a conduit le plus doux, le plus vertueux des hommes, et l’on peut ajouter, un des plus raisonnables ! Quel bonheur que l’élève de Fénelon n’ait pas régné sur la France ! Le chaste duc de Bourgogne eût été pour elle cent fois pire que le voluptueux Louis XV. Il n’aurait pas eu près de lui une Pompadour, une Dubarry, pour le distraire de sa haine des philosophes : il eût exercé vis-à-vis d’eux la justice de Minos. Sa mémoire, en horreur à la liberté, serait fêtée dans l’Église. Fénelon méritait certes, pour cet édifiant épisode, que Rome le fît pape. Mais, admirez les jeux de la fortune : c’est justement Rome qui frappa l’archevêque de Cambrai, et c’est la démocratie qui l’a glorifié, en mettant sa figure au frontispice du Panthéon.

Si j’avais été à la place du philosophe damné par Fénelon, j’aurais répliqué au magistrat infernal :

Fils de Jupiter, tu as parlé en fanatique, non en juge ; et tu viens de prouver par ton discours que tu ne crois pas toi-même à la vertu. Ces dieux dont tu me parles, avec leur providence, avec leur favoritisme et leurs mystères, sont pour l’humanité, tu le sais bien, un sujet perpétuel de scandale. Grâce à eux, nous ne savons rien de nos droits et de nos devoirs, et notre existence est inintelligible. Par eux, ma raison a été faussée, ma conscience a double face. Je les ai interrogés sur la Justice : que m’ont-ils répondu ? Que l’inégalité des conditions et des fortunes est la loi de la terre, et ils mentaient ; que l’autorité du prince, établie du ciel, prime la Justice elle--