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de cette audience. Et quittant l’hôtel de ville, je sortis de Toulon par la porte d’Italie.

XLVIII

Je ne puis m’empêcher de réfléchir qu’au moment où je quittais Paris, le sac sur le dos, pour chercher un travail qui fuyait toujours, Hégésippe Moreau y restait, vivant de chambrée avec la misère. Infortuné ! ce n’est pas moi qui lui jetterai la pierre, et qui l’accuserai d’avoir méconnu la loi du travail. J’ai passé comme lui, et plus longtemps que lui, par les tribulations de la vie manouvrière, et je puis rendre au poète calomnié ce témoignage posthume : il n’était pas trempé pour une pareille lutte. Il était trop de son époque ; ses vers trahissent une précocité de talent, une finesse d’organisation, une sensibilité de cœur, une puissance d’idéal, un besoin d’élégance et aussi de volupté, qui, dès le ventre de sa mère, la fortune manquant, le vouaient à la mort. Son Myosotis est une lamentation funèbre. La poésie le tenait comme un tubercule au poumon : malgré tous ses efforts, et il en fit d’héroïques, il fallait qu’il succombât. Il n’y a pas de courage contre la consomption de l’âme, pas plus que contre celle du corps. Si je l’eusse connu alors, j’aurais pu lui dire : « Ami, je suis ton aîné par l’âge, mais par l’esprit tu me passes de dix ans. Crois-moi pourtant, tu te dépenses trop tôt ; trop vite ; tu n’es pas dans ta route, tu te perds. Il y a autre chose à faire que de poétiser et bayer à la grisette, et la liberté ne se fondera pas au son des harpes éoliennes. Viens avec moi faire un tour de France, tremper ton âme dans le Styx, prendre la mesure de cette vieille société dont je ne veux pas plus que toi. Dans dix ans nous serons de retour : je serai le raisonneur et toi le chantre… » Qui sait si je n’eusse pas sauvé un grand poète ? Il ne lui fallait qu’un ami fort :