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me créer une science à moi seul[1]. Puisses-tu, Ami, accueillir ce fruit de mon indigence ! Puisses-tu y trouver quelqu’une de ces indications précieuses, que la sagesse elle-même a souvent dues à un heureux instinct ! Puissent aussi les maîtres de la science, en voyant ce qu’a fait de rien un aventurier de la libre pensée, sourire à mon audace, suppléer mes manquements, et, convertissant cet étroit sentier en route royale, achever dignement une tâche laborieusement commencée.

Tu es heureux, mon cher Bergmann : tu interroges en trente idiomes la raison humaine ; tu suis, dans les formes merveilleuses du langage, les lois de la pensée ; la science de la parole ne te cache aucun secret. L’amitié, les joies de l’amour et de la famille embellissent tes nobles travaux. Aimer, savoir ! quel destin pour un mortel ! c’est le tien, mon cher Bergmann ; ce sera un jour celui de tous tes frères.

Ton ami, P.-J. Proudhon.


§ I — Faits communs à toutes les sciences.


151. Rappelons en quelques lignes ce que nous avons exposé aux deux premiers chapitres.

La conscience, au premier moment de son activité, s’absorbe et s’immobilise dans la nature, s’identifie avec elle, cherche à la pénétrer, à la saisir dans son essence, et, contemplant à la fois substances, causes et rapports, fait de l’univers un tout animé, divin, dont elle explique l’organisme par des comparaisons et des symboles. En tant que dogmatique, la religion doit s’éteindre ; quant au sentiment inné, qui donne lieu à la pensée religieuse, tout porte à croire qu’il recevra plus tard un autre mode d’exercice, une nouvelle manifestation.

152. Sollicitée, irritée par le dogme religieux, fatiguée du surnaturel et de l’incompréhensible, bientôt la raison s’éveille et veut se rendre compte : elle ne nie pas d’abord le dogme, elle demande à l’interpréter, afin, dit-elle, de s’assurer elle-même, et de ne pas s’égarer dans la foi. Prétexte impie ! L’exégèse enfante la diversité des opinions, traînant à sa suite le schisme, l’hérésie, la révolte directe et avouée[2].

  1. Confiance, orgueil de jeune homme ! — L’auteur n’a rien créé, rien inventé du tout. (Note de l’éditeur.)
  2. Cette progression est le fait le mieux constaté de l’histoire ecclésiastique. Les premiers chrétiens ne disputaient guère que sur des points de morale et de discipline, et sur la formule des mystères : dans les siècles suivants, on se divisa sur l’essence même des mystères et l’authenticité des dogmes ; enfin on nia la compétence de l’Église et on fit appel à la raison individuelle. Dès ce moment, tout fut perdu.