Page:Proudhon - De la création de l’ordre dans l’humanité.djvu/61

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peuple un effet magique, ferait plus de tort aux prétentions des Anglais que le gain d’une bataille. Cette idée, qui lui fut propre, car sans doute elle ne la tint de personne, bien que d’autres eussent pu l’avoir, se transforma bientôt en celle-ci, qu’elle seule, Jeanne Darc, devait exécuter ce dessein. Enfin, toujours assaillie des mêmes pensées comme d’une révélation impérative, incapable de juger un état si nouveau pour elle, croyant écouter, tandis qu’elle raisonnait, Jeanne en vint à prendre son propre jugement pour une voix intérieure : son imagination fit le reste.

97. Je range parmi les hallucinés de cette espèce les philosophes. Le principe de causalité, en se révélant à l’esprit, produisit l’idéomanie universelle et profonde, que j’ai retracée à grands traits, et qui résume à elle seule toutes les superstitions scientifiques, politiques et religieuses. Lorsque l’âme, novice encore, passe sans gradation de l’inconscience aux vives clartés de la raison, elle s’effarouche, se trouble, et en reçoit quelquefois d’irrémédiables atteintes. Voilà ce qui explique pourquoi certaines nations se sont de bonne heure arrêtées dans leur développement. L’explosion de bon sens pratique, de morale élevée et de haute raison fut prodigieuse en Confucius et ses successeurs : les Chinois en furent comme éblouis, et l’on ne saurait dire que leur civilisation ait fait depuis un seul pas.

J’oserai même affirmer que le progrès des idées en Europe vient uniquement du choc des préjugés, des superstitions et hallucinations diverses, qu’engendré la variété des tempéraments et des habitudes. L’antagonisme des idées provoquant incessamment dans les hommes nouveaux des perceptions plus compréhensives, des idées plus générales, leur faisant imaginer des causes toujours supérieures, l’esprit humain, de préjugé en préjugé, d’hypothèse en hypothèse, parvient à saisir les vrais rapports des choses, et s’arrête à la science pure.

C’est ce progrès de la philosophie qu’il me reste à décrire.


§ II. — Progrès dans la recherche des causes. — Invention
de la sophistique.


98. Toutes les superstitions qui ont précédé la constitution de chaque science ont eu la philosophie pour mère : cette assertion ne serait-elle point une calomnie ? — Je montrerai dans ce paragraphe que la partie essentielle de la philosophie, celle sans laquelle les autres n’existent pas, la Logique[1], en un mot, procède du

  1. La logique n’est pas autre chose ici que la syllogistique. (Note de l’éditeur.)