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abaisser les tarifs, ni empêcher les pots-de-vin, ni cautériser le chancre des sinécures. — Vous imaginez-vous que demain l’État, se faisant banquier, escompte à 2 p. 0/0 d’intérêt, fixe à 6,000 fr. les appointements des premiers fonctionnaires, déblaie ses bureaux d’une litière de fainéants ? puis que, s’appuyant sur le prolétariat émerveillé, il se charge de l’exécution des chemins de fer, affranchisse, du même coup, les canaux et des péages et des compagnies ; ouvre toutes grandes, aux produits étrangers, les portes de la frontière ; combine la production nationale d’après le prix de rendue de ces produits ; déclare la concurrence abolie, la propriété inapplicable et le système hiérarchique impossible[1] ?…

541. Certes, l’idéal du progrès serait que le corps électoral, les chambres, le gouvernement, s’épouvantant non plus du passé mais de l’avenir, comprenant enfin la justice et l’infaillibilité de toutes ces révolutions, devinssent tout à coup radicaux et procédassent spontanément aux réformes ; qu’au lieu de s’achever par la guerre civile, les révolutions s’accomplissent désormais dans des combats de tribune et de presse. Quels chants de joie dans les ateliers ! quel torrent de bénédictions sur les têtes royales ! quel honneur aux modernes patriciens !…

Peut-être si quelque homme d’État, soudainement illuminé, acceptant un inévitable avenir, se faisait l’organe de la nécessité auprès des puissances ; si ces questions, soulevées par l’autorité même, s’agitaient au sein de la bourgeoisie, nous verrions se réaliser cette merveille. Car ils sont encore plus peureux qu’égoïstes, ces pauvres bourgeois. Ce qu’ils redoutent est la confusion et le pillage : mais qu’un gouvernement, éclairé de toute la raison du siècle et appuyé sur les vœux de la nation, ordonne des études, puis, après avoir discuté les plans, se charge de l’exécution : la bourgeoisie, loin de se plaindre, trouvera que l’on ne va pas assez vite. C’est dans cette vue que j’ai osé dérouler le tableau d’une situation inexorable, espérant que le flux intellectuel, auquel personne aujourd’hui ne peut se soustraire, porterait haut et loin ce faible tribut de ma pensée[2], et sachant très-bien qu’une révolution prévue n’est à craindre que pour ceux qui la bravent.

Du reste, je sais que le peuple, non plus que le destin, ne fait ni

  1. Le gouvernement monarchique ne l’a pas pu : le gouvernement républicain ne le peut pas, et toujours par la même raison, parce que le gouvernement, ce sont les intérêts. Où allons-nous, grand dieu ? (Note de l’éditeur.)
  2. Pauvre penseur ! Voilà dix ans que vous jouez le rôle de Cassandre ; et plus les faits vous donnent raison, moins on tient compte de vos avertissements. (Note de l’éditeur.)