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un démembrement, réel ou fictif (il n’importe pour la légitimité), de celle du comte : et toujours, c’est ici le point capital, la cession du fief emportant cession de souveraineté, il s’ensuivit une distribution de pouvoir d’une espèce particulière.

En effet, tandis qu’aujourd’hui le souverain donne à l’un mission de juger ; à l’autre, puissance d’administrer ; à un troisième, l’amirauté ; à celui-ci, les travaux publics ; à celui-là, les finances, etc., et assigne à chacun un salaire ; le grand feudataire octroyait à se hauts barons, à perpétuité et irrévocablement, pour eux et leurs hoirs, moyennant redevance d’hommes et quelquefois d’argent, comtés, duchés et marquisats ; ceux-ci à leur tour concédaient vicomtes, seigneuries et châtellenies, et ainsi de suite, le dernier de la chaîne réunissant en soi autant de fonctions ou droits seigneuriaux que le roi lui-même.

Ainsi, chez ces âmes tout à la fois simples et hautaines, qui ne connaissaient d’occupation digne d’elles que la guerre, de supériorité que celle des armes, de magistrature que le règlement de leurs affaires domestiques (c’est-à-dire le travail de leurs serfs, les rentrées de leurs droits seigneuriaux, le produit des frais de justice, amendes et confiscations), la division de la souveraineté, après que de longues querelles eurent mis les alleux sous la dépendance les uns des autres, fut conçue sous l’idée d’un fractionnement intégral, non d’un dédoublement. L’abstraction, dans ces temps de ténèbres, n’allait pas plus loin. Charlemagne ayant institué des commissaires pour tenir en son nom les assises dans son vaste empire, et juger dans chaque localité les contestations et les délits, préludant ainsi à une distribution régulière des pouvoirs, ces commissaires impériaux (missi dominici) ne furent pas plutôt entrés en fonctions qu’ils s’établirent en suzerains dans les lieux qui leur avaient été assignés, et se mirent à vendre fiefs et juridictions. Pour eux, la charge de rendre justice entraînait domaine et propriété. Ces usurpations se maintinrent malgré les efforts de l’empereur : et bientôt, grâce à l’incapacité de ses successeurs, qui ne comprenaient rien au système du dédoublement, elles se légitimèrent par la prescription.

512. Le morcellement s’étendant toujours produisit des milliers de juridictions entées les unes sur les autres, comme les branches d’un arbre généalogique : mais comme les grands feudataires se réservèrent peu à peu la connaissance de certains cas et le jugement en dernier ressort sur toutes les affaires, en même temps que les bailliages, sénéchaussées et parlements tendaient à l’envi à l’indépendance, il sortit, de ce conflit d’usurpations, une institution inconnue des anciens, et que la postérité a conservée : ce