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moitié des combattants fût sur le carreau, il fallait les ranger par compagnies, escadrons, bataillons, colonnes, conduits par autant de chefs subordonnés les uns aux autres, et faisant exécuter en un clin d’œil le commandement du général. Cette série tout arithmétique a servi à fixer la solde et le mérite des individus : le problème de la répartition des salaires a été tranché, comme le nœud gordien par le sabre d’Alexandre.

482. Le commandement des armées demande un vaste génie, des connaissances étendues et variées ; sous ce rapport, nous ne prétendons pas méconnaître les hautes facultés d’un Vauban, d’un Turenne, d’un Bonaparte. Mais, à part le général en chef, tout à la fois administrateur, diplomate, géographe, mathématicien, etc. ; à part les officiers des armes spéciales, et ceux que leur ambition porte à étudier la philosophie du métier, la somme d’intelligence nécessaire au soldat est si médiocre, qu’après quelque temps de service, on remarque en lui un abaissement notable des facultés intellectuelles, et surtout des sentiments moraux. À peine le jeune homme, citadin ou campagnard, est entré au régiment, qu’il oublie famille, amis, affections et croyances : il a changé de patrie ; le bourgeois est son ennemi, le paysan son esclave. Ses mains désapprennent le travail ; sous l’atmosphère de la caserne sa raison s’appauvrit ; la dignité de son caractère dégénère en une apathie stupide, à peine déguisée sous des manières rogues et brutales. Les femmes altières, coquettes, ou douées d’autres qualités excentriques, aiment en général à épouser des militaires : l’expérience a prouvé qu’ils étaient de tous les maris les plus débonnaires, les plus aisés à manier, les moins clairvoyants. La mythologie avait allégorisé cette observation : Mars fut toujours ami de Cythérée. Remarquez que le poëte ne dit pas ami de Pallas ou de Junon, mais ami de Vénus : cela n’a pas besoin de commentaire.

Pour entretenir une armée, il faut des approvisionnements, des fournitures ; or, on sait à quoi s’en tenir sur la comptabilité militaire, depuis celle du caporal de cuisine jusqu’aux écritures du ministre. Là tout devient matière à spéculations et à pots-de-vin : habillement, linge et chaussure, vivres, fourrages, munitions, hôpitaux. Au spectacle de tant de pilleries, dont le scandale retentit jusque dans la classe industrielle, instrument ou complices des spéculateurs, que deviendra la moralité du soldat ?

483. L’influence désorganisatrice du métier des armes n’agit pas seulement sur les individus : elle atteint l’économie des sociétés, dont elle compromet l’ordre et l’existence. Les œuvres du génie militaire s’annoncent au loin par le bouleversement du sol, la sté-