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valide, soumis à l’ordre, et n’appelant sur lui ni pitié, ni blâme, ni éloge.

Je dis donc que le salaire devant représenter fidèlement le produit, par cela seul le travailleur est rendu responsable de son œuvre : j’ajoute que la justice le veut ainsi. Car la justice consiste à mettre tous les travailleurs à même d’obtenir, par leur produit, un bien-être égal : elle ne va pas jusqu’à conduire la main et forcer la volonté aux individus, à exagérer la charité fraternelle pour niveler, en l’absence du mérite, les récompenses. Là surtout est le faible de la communauté : la communauté abolissant le salaire en haine de l’oppression industrielle dont il est aujourd’hui l’instrument, supprime du même coup la responsabilité de l’ouvrier, la liberté des personnes, et anéantit la justice distributive. La communauté attendant du dévouement et de l’abnégation ce qui doit résulter naturellement de la nécessité du travail, je veux dire le zèle et l’activité, serait bientôt forcée d’employer les verges pour les lâches, et la prison pour ceux que l’iniquité d’un pareil régime ramènerait à la propriété et à l’isolement.

445. La responsabilité de l’ouvrier est une condition essentielle de travail, de commerce et de bonne police. Mais, dit la loi pénale, pour que l’action soit imputable, il faut qu’il y ait eu, de la part de l’agent, liberté et discernement. Rendrons-nous donc responsable l’esclave attaché dès l’enfance au tourniquet d’une machine, comme le maître glorieux dont le regard embrasse l’ensemble de la manufacture ? Et pour nous résumer en quelques lignes, l’ouvrier parcellaire, qui n’a pas même l’intelligence de ce qu’il fait, qui n’en connaît ni la destination ni les antécédents ; qui ne sait pourquoi telle place plutôt que telle autre lui est assignée dans l’atelier, cet homme, dis-je, pouvons-nous le rendre responsable des méprises où le fait tomber à chaque pas son ignorance ? Ce qui fait le travailleur est la spécialité et la composition du travail, la connaissance théorique et pratique des méthodes : comment imputer au travailleur parcellaire une infériorité qui ne vient pas de lui[1] ?…

  1. Telle est pourtant la grande iniquité sociale, éternel opprobre de la propriété : Quidquid délirant reges, plectuntur Achivi. Ce qui rend si calamiteux le chômage des manufactures en Angleterre, est l’incapacité absolue où se trouvent tout à coup de prétendus ouvriers, au nombre de quelques centaine de mille, de faire autre chose que l’exercice minuscule auquel on les a dressés comme de jeunes chiens. Ce sont des paillettes détachées d’une broderie et tombées dans un tas d’ordures ; à quoi voulez-vous qu’elles servent ? Mais, malgré leur profonde innocence, ces malheureux n’en portent pas moins tout le fardeau de la responsabilité publique : ce sont eux qui jeûnent pour les lords millionnaires ; eux qui vont tout nus, eux qui ne se chauffent pas ; eux que les hôpitaux, la prison, la force armée déciment ; eux que l’on s’apprête à traquer comme des bêtes fauves, dès que la propriété et l’aristocratie se croiront menacées. Hélas ! ne craignons pas qu’ils révolutionnent l’Angleterre : ils n’en savent pas assez pour faire rendre gorge à leurs sangsues. Quand ils s’empareraient de quelque ville, ils s’enivreraient huit jours, puis ils tomberaient aux pieds des constables.