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dessus de Kant, on est tenté de douter que ce professeur, malgré son admirable talent, ait rien compris au philosophe dont il s’est fait l’interprète[1].

358. Mais, en échappant au scepticisme transcendental, ne retombons-nous pas dans l’idéalisme absolu, c’est-à-dire, pour nous servir d’une expression singulière, mais énergique, dans le nihilisme ? Les lois du monde et celles de la raison sont les mêmes, cela paraît démontré ; mais si nous ne percevons dans le monde que des séries et des lois, qu’est-ce que le monde ? qu’y a-t-il au delà de notre pensée ? Sommes-nous assurés de l’existence des corps ? et nos idées de substance et de cause sont-elles rien de plus que des signes logiques, des figures de convention qui ne couvrent aucune réalité ? Dès lors, que prouve la théorie sérielle ? Sinon qu’une fantasmagorie nous obsède, hors de laquelle il n’y a pour nous que le néant.

Cette objection, présentée avec une force saisissante par les sceptiques de tous les siècles, a toujours fait reculer l’analyse, et il faut le dire, elle est demeurée sans solution. Toute la réponse qu’on y a faite a été d’en appeler à la foi inébranlable du genre humain, fondée sur le témoignage des sens, témoignage qui par lui-même ne prouve rien, puisque, comme nous l’avons observé, la sensation est inintelligible. Et pourtant le fait de conscience invoqué contre l’idéalisme suffit déjà pour infirmer ce système ; car, puisque le genre humain croit à l’existence des corps, c’est qu’il y a une raison, instinctive ou raisonnée, d’y croire ; mais quelle est cette raison ?

On voit que le problème posé par l’idéalisme se réduit à légitimer par la raison pure un préjugé du sentiment. Le sentiment de l’existence des corps, le concept de corporéité nous est donné par l’étendue, la solidité, l’impénétrabilité de la matière, les phénomènes d’attraction, répulsion et changement. Or, en dehors de la sensation, la métaphysique fournit-elle des motifs de croire à la réalité des corps ?

359. Ici l’induction, aussi bien que le syllogisme, est impuissante : comment l’esprit, partant du noumène et du phénomène, arriverait-il à ce qui n’est ni noumène ni phénomène ? Comment se démontrerait-il par les idées quelque chose qui n’est point idée ?… — La théorie sérielle semble également incompétente : son axiome fondamental est que, hors des lois et de leurs combinaisons, l’esprit ne peut connaître rien. C’est par elle cependant que nous réfuterons l’idéalisme.

  1. C’est aussi l’opinion des Allemands. (Note de l’éditeur.)