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Il suit de là que la Religion est de nature immobile, rêveuse, intolérante, antipathique à la recherche et à l’étude, qu’elle a horreur de la science comme des nouveautés et du progrès. Car douter ou philosopher aux yeux de la religion, c’est se placer volontairement dans la disposition prochaine de ne plus croire ; raisonner, c’est prétendre à découvrir les secrets de Dieu ; spéculer, c’est abolir en soi les sentiments d’admiration et d’amour, de candeur et d’obéissance qui sont le propre du croyant ; c’est taxer d’insuffisance la révélation primitive, affaiblir les aspirations de l’âme vers l’infini, se défier de la Providence et substituer à l’humble prière de Philémon la révolte de Prométhée.

15. J’entends par Philosophie cette aspiration à connaître, ce mouvement de l’esprit vers la science qui succède à la spontanéité religieuse et se pose comme antithèse de la foi : aspiration et mouvement qui ne sont encore ni science ni méthode, mais investigation de l’une et de l’autre. De là le nom de philosophie, amour ou désir de la science : de là aussi la synonymie primitive des mots philosophe et sceptique, c’est-à-dire chercheur.

Le principe de la Philosophie est l’idée de causalité ; son caractère spécial, la superstition ; son procédé, la sophistique : j’en expliquerai le mécanisme et le mystère[1].

16. La religion et la philosophie ont ceci de commun qu’elles embrassent l’univers dans leurs contemplations et leurs recherches, ce qui leur enlève toute spécialité et par là même toute réalité scientifique ; que dans leurs élucubrations ou leurs rêveries elles procèdent à priori, sans cesse descendant, par un certain artifice rhétorique, des causes aux effets, ou remontant des effets aux causes, et se fondant constamment, l’une sur l’idée hypothétique et indéterminée de Dieu, de ses attributs, de ses desseins ; l’autre sur des généralités ontologiques, dépourvues de consistance et de fécondité.

Mais la religion et la philosophie diffèrent, en ce que la première, produit de la spontanéité, ouvrage quelquefois d’un instant, est de sa nature immuable et ne reçoit de modification que par l’influence de causes étrangères : tandis que l’autre, produit de la curiosité et de la réflexion, varie selon les objets, change au gré de l’expérience, et toujours étendant le cercle de ses idées, rectifiant ses procédés et ses méthodes, finit par s’évanouir dans la science.

  1. La philosophie, ainsi entendue, est ce que M. Auguste Comte appelle métaphysique. (Note de l’éditeur (*).)
    (*) Les Notes de l’éditeur qu’on trouvera dans le courant de l’ouvrage avaient été ajoutées par Proudhon lui-même dans une nouvelle édition publiée en 1849.