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d’aperception, savoir, la différenciation du même, la diversité dans le temps et l’espace. Le nombre (division, multiplication, diversité), aussi bien que le temps et l’espace, est donc nécessaire à la formation de nos idées : il précède, pour me servir du langage de Kant, les catégories de la raison pure, c’est-à-dire les points de vue généraux d’après lesquels toute série est possible ; mais il suppose le temps et l’espace, quelque chose qui puisse être augmenté, divisé, diversifié[1].

  1. On peut faire une objection. Les concepts de temps et d’espace sont des intuitions sensibles, bien que non d’objets réels ; tandis que le nombre ou la diversité est une abstraction de la raison, comprise dans la catégorie de quantité. D’ailleurs, nous pouvons toujours faire abstraction du nombre ou de la diversité, tandis que l’espace et le temps, une fois donnés par la sensibilité, s’imposent à l’entendement d’une manière nécessaire, et ne peuvent plus être abstraits.
    …...Je réponds : Il faut distinguer la diversité, en tant qu’attribut ou prédicable de quantité, et la diversité en tant que condition absolue de toute phénoménalité. Or, la même objectivité, le même caractère d’infini et de nécessité qui se trouvent dans les concepts d’espace et de temps appartiennent aussi à ce concept, que nous révèle particulièrement la divisibilité de la matière, et qui n’est lui-même que l’inévitable synthèse de l’espace et du temps. En effet, selon Kant, nous ne concevons l’espace que comme un agrégat d’espaces limités, ajoutés les uns aux autres, sans fin et dans toutes les directions ; nous ne concevons le temps que sous l’idée d’une ligne tirée mentalement et prolongée, dans ses deux directions, à l’infini. Aussitôt donc que le temps et l’espace ont été conçus dans l’entendement, le nombre ou la diversité y entre avec eux : faites abstraction de l’univers entier, les concepts d’espace et de temps demeurent, et avec eux celui d’agrégat, de prolongation, de diversité, de nombre. Ce n’est pas ma faute si notre langage manque d’un terme générique qui résume toutes ces expressions.
    …...Enfin, c’est par le concept de nombre ou diversité que la loi sérielle est rendue immédiatement possible, et que le voile de la création est levé.
    …...Kant paraît avoir senti lui-même que les concepts d’espace et de temps ne se liaient pas d’une manière intime aux catégories de la raison pure, et qu’entre celles-ci et ceux-là il y avait un vide. Il enseigne : 1o que la première chose nécessaire pour la connaissance des objets est la diversité de l’intuition ; 2o que rien autre chose que la quantité, la qualité et la relation (celle-ci, d’après Kant, renferme les concepts de substance et de cause ; voir plus bas, 284) ne forme la matière des jugements ; que la 4e classe de catégories, la modalité (qui n’est pas la même chose que la diversité), considère les objets de l’intuition, non en eux-mêmes ni les uns par rapport aux autres, mais par rapport à l’entendement, c’est-à-dire en tant que ces objets lui apparaissent comme possibles, réels ou nécessaires. (Critique de la raison pure, trad. de Tissot.)
    …...Or, si Kant avait réfléchi que la diversité de l’intuition, condition subjective de la possibilité de la connaissance, présupposait elle-même un concept objectif, nécessaire, analogue à ceux d’espace et de temps, il aurait vu que, comme dans les quatre classes de catégories, la troisième catégorie est toujours la synthèse des deux premières, de même le concept de nombre est une synthèse de l’espace et du mouvement ; que ce concept forme la transition de l’esthétique à la logique transcendentale ; que la diversité étant donnée dans la substance et la cause, il en résulte, par l’unité synthétique de l’aperception, la série ; que la série est la forme propre et objective du jugement, de même que les corps et leurs propriétés, les causes et les phénomènes, et l’action des uns sur les autres, en sont la matière ; que, considérée sous ce dernier point de vue, la série (série serrée, large, progressive, etc.) engendre les trois premières classes de catégories (quantité, qualité, relation), tandis que considérée dans sa formation, ses modes, ses lois (point de vue et raison de la série ; série naturelle, artificielle, similiforme ; faits normaux et anormaux, 300), elle produit la quatrième classe de catégories, la modalité.
    …...D’après cette détermination nouvelle des concepts fondamentaux de l’entendement et de la raison, le tableau des catégories, conformément au système cosmologique ternaire, eût été dressé de la manière suivante :

    Conditions de la connaissance. …... Espace. Temps. Nombre (division, diversité).
    Matière de la connaissance. …... Substance.
    Inhérence.
    Cause.
    Dépendance.
    Série.
    Réciprocité.
    Forme des jugements. …... Quantité.
    Unité,
    pluralité,
    totalité.
    Qualité.
    Réalité,
    négation,
    limitation.
    Modalité.
    Possibilité,
    existence,
    nécessité.