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Les bandes symétriques d’un parterre, des arbres plantés en quinconce ou découpés en figures ; un recueil de biographies rangées par ordre alphabétique ; une compagnie d’hommes alignés selon leur taille ; l’avancement en grade d’après le droit d’ancienneté, sont des séries artificielles. Certainement l’âge du fonctionnaire et la taille du soldat sont des choses dont le souverain et le chef d’armée doivent tenir compte, et qui ont leur raison dans la nature : comme aussi il y a une raison étymologique qui fait commencer certains noms par A, certains autres par B ; mais ces différences, prises pour élément de hiérarchie, d’ordre de mérite ou de disposition historique, n’engendrent que des combinaisons purement artificielles.

Dans la nature, les séries se développent chacune selon son objet propre, sans se mêler ni se confondre (190) ; vient ensuite l’homme qui, disposant en souverain de la terre et de son mobilier, commence, par la transposition des séries naturelles, une seconde création au sein de la création elle-même.

233. L’utilité des séries artificielles ou transposées n’est pas douteuse ; c’est à elles que nous devons, comme j’ai dit, nos arts et notre industrie ; c’est par elles que l’homme civilisé se distingue du barbare. Tandis que celui-ci se couvre de peaux brutes, dort sur la mousse, se cache dans des trous, ne connaît d’ombre que celle des arbres, l’homme policé file le poil des animaux pour s’en mieux couvrir, taille le bois et la pierre pour s’en faire un abri, mesure et divise le sol entre les familles, afin de mieux assurer leur subsistance. — Dans les recueils scientifiques, il est souvent commode d’abandonner l’ordre naturel des faits et des idées, et de leur en substituer un autre : tel est le cas des dictionnaires.

Mais la série artificielle est funeste, lorsqu’au lieu de se présenter comme auxiliaire de la série naturelle, elle la méconnaît et prétend en usurper le rôle. Alors la nature, en lutte avec le génie de l’homme, l’écrase de ses propres inventions ; la science déraisonne, l’industrie est stérile, l’art grimace, le désespoir s’empare de la société devenue sceptique, jusqu’à ce que l’arbitraire de l’homme cède à la nécessité.

Ainsi la division artificielle de la France en quatre-vingt-six départements a eu son utilité pour briser la Gaule féodale et municipale, et lui créer une centralisation vigoureuse : cette œuvre de haute nationalité n’est pas encore achevée ; et cependant il semble à divers symptômes que nous dussions déjà nous préparer à une division plus naturelle du sol, d’après les différences de climats, de race, d’industrie, etc., et ayant pour but de donner à chaque partie de l’État son caractère et sa physionomie.