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Son but était surtout de prévenir la confusion et l’aliénation des héritages, menacés de son temps, comme du nôtre, par l’hypothèque. C’est dans ce même dessein qu’il avait ordonné la remise des dettes tous les cinquante ans. Jésus paraît à son tour, prêchant la fraternité universelle, sans distinction de Juif ni de Gentil, et généralisant la loi de Moïse : Tu prêteras à ton frère, Israélite ou étranger, sans intérêt. L’auteur de l’Évangile fermait ainsi l’âge de l’égoïsme, l’âge des nationalités et ouvrait la période d’amour, l’ère de l’humanité. Sans doute il développait avec plus d’énergie qu’on ne l’avait fait avant lui le principe célèbre, Faites aux autres comme à vous-mêmes ; mais jamais il ne lui vint à l’esprit d’organiser économiquement la mutualité, de fonder des banques de crédit réciproque, pas plus que d’imposer à personne la prestation de ses épargnes, sans indemnité et au risque de tout perdre. La proposition énoncée par lui est relative aux communautés chrétiennes : or, nous savons que ces communautés ne durèrent pas. À cette heure, nous faisons un pas de plus : sans revenir à la communauté et à la charité évangéliques, nous affirmons la mutualité économique, dans laquelle, sans imposer de sacrifice à personne, nous obtenons toute chose au juste prix du travail ; et, pour cette idée si simple, nous pouvons dire de nous-mêmes ce que les Juifs du temps de Jésus disaient de lui : Ils ne l’ont pas compris, Et sui sum non comprehenderunt[1].

  1. La théorie du crédit mutuel, tendant à la gratuité, c’est-à-dire n’entraînant pour l’emprunteur d’autres frais que ceux d’administration, évalués à 1/2 ou 1/4 p. 0/0, a été pour la première fois exposée théoriquement dans une brochure de quarante-trois pages, sous ce titre : Organisation du Crédit et de la Circulation, par. J.-P. Proudhon, Paris, 1848. D’autres, tels que Mazel aîné, et plus récemment un sieur Bonnard, paraissent avoir entrevu le même principe. Mais ce qui prouve qu’ils n’en ont jamais eu qu’une idée superficielle et fausse, c’est que tous deux, Bonnard surtout, conçurent aussitôt la pensée d’exploiter ce principe à leur profit, oubliant que ce qui fait l’essence de la mutualité est sa gratuité même. Le comptoir Bonnard est aujourd’hui bien déchu ; on dit pourtant que le fondateur a eu le temps de réaliser une belle fortune, dont la source, si irréprochable qu’elle ait paru à la justice, n’est assurément pas la mutualité.
    …...Parmi les adversaires du crédit mutuel, il m’appartient de distinguer ici Fréd. Bastiat. La mémoire de cet économiste, fort honorable dans la plupart de ses opinions, restera chargée, au jugement des hommes de bon sens, du reproche de mauvaise foi qu’il a mérité lors de la discussion publique que nous eûmes ensemble en 1849. Je reconnaissais volontiers avec Bastiat qu’en fait de crédit le simple particulier ne peut, sans rémunération, se dessaisir de ses capitaux, pas plus qu’il n’aurait pu assurer une seule maison sans une forte prime ; puis, quand je voulais faire entendre à mon adversaire que le contraire aurait lieu en régime mutuelliste, Bastiat ne voulait plus rien entendre, alléguant que la mutualité ne l’intéressait en rien, et qu’il se tenait pour satisfait de mon aveu sur les conséquences du crédit que j’appelais unilatéral, afin d’éviter l’épithète odieuse d’usuraire.
    …...À ce propros, je me permettrai ici une réflexion. Moins qu’à personne il me conviendrait de critiquer les masses ouvrières, au moment surtout où elles cherchent à joindre leurs efforts, en France, en Allemagne et en Angleterre, pour assurer, contre toute coalition capitaliste et toute éventualité de guerre internationale, leur commune émancipation. Toutefois, après avoir signalé les fausses idées et les illusions de la multitude travailleuse, en ce qui concerne le crédit, je ne puis m’empêcher de noter la timidité de quelques-uns, qui, dans leur effroi des utopies, se font une sorte de sagesse de suivre pas à pas la pratique bourgeoise, et feraient volontiers consister leur mutuellisme en ce que la classe ouvrière aurait ses banquiers, pendant que les propriétaires, les entrepreneurs et les boutiquiers auraient les leurs. Quoi ! à peine affirmée, la mutualité rougirait de son nom ! Elle aurait peur de se laisser entraîner trop loin ! Elle protesterait contre ce que quelques-uns appellent déjà l’exagération de ses doctrines ! Que les ouvriers se rassurent. Leurs banques, en compte-courant avec la Banque de France, payant fort cher des capitaux qu’il leur est à plus forte raison défendu de donner à bon marché, ne sont pas près de faire au capitalisme une guerre sérieuse. Ce n’est pas par des scissions, par d’insignifiantes concurrences, bien moins encore par des subventions philanthropiques ou des souscriptions de dévouement, que se fondera en Europe le crédit mutuel. Il faut ici, ainsi que je l’ai exprimé déjà plus d’une fois, toute la puissance d’une volonté collective, franchement réformatrice. En 1849, la Banque du Peuple ne poursuivait qu’un but : c’était de travailler, par des exemples de détail et des comptes-rendus hebdomadaires, à l’instruction économique du Peuple. Pour la réalisation, nous nous étions ajournés aux élections de 1852. Sans doute l’avenir nous cache bien des merveilles, et la Démocratie ouvrière est invincible. Je crois pourtant qu’elle fera bien de ne se pas épuiser en efforts inutiles, et puisqu’elle a su si bien se compter en 1863, de ne pas perdre de vue les pensées politiques de 1852.