Page:Prieur - Notes d'un condamné politique de 1838, 1884.djvu/110

Cette page a été validée par deux contributeurs.
112
NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE.

supplice d’une barbe faite avec un mauvais rasoir, il pourra se faire une idée de la torture que, deux fois la semaine, nous avions à endurer. Les jours de barbe, on nous menait sur l’entrepont, où, chacun à son tour, se rasait avec d’affreux rasoirs à demi rouillés, servant à un grand nombre et aussi mal entretenus que possible. Ceci se pratiqua tout le temps de la traversée, à dater du jour où l’on avait enlevé de nos valises les quelques bons rasoirs qui nous appartenaient. Les rasoirs, destinés à tout le monde, étaient confiés aux soins de notre persécuteur Black, et, à la fin de la traversée, il n’y avait presque plus moyen d’endurer les douleurs de l’opération dont il s’agit, toujours faite à l’eau froide et sans miroir, souvent au roulis imprimé au navire par une mer houleuse et tourmentée. Je fus, cependant, un de ceux qui souffrirent le moins de ce chef, à cause de ma jeune barbe, alors peu apparente et facile à tondre ; mais certains de mes compagnons ne revenaient jamais de l’opération en question, sans avoir la figure en sang et les yeux noyés de larmes.

À mesure que nous approchions des tropiques, la chaleur devenait étouffante, dans nos étroits logements sans air. Pendant un mois, la zone torride nous brûla de ses feux.

Qu’on se figure cent quarante-quatre personnes entassées dans le fond de cale d’un navire, dans un espace rétréci entre deux ponts séparés l’un de l’autre par un espace de quatre