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NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE.

couper la viande que nous prenions sous le pouce, après avoir bu ou mangé, comme on voudra, notre soupe aux pois avec la petite mesure. Voilà comment eurent à se tirer d’affaire, dans l’étroit entrepont que je viens de décrire, pendant les longs mois d’une traversée de plusieurs mille milles, des gens qui n’avaient jamais connu auparavant le malheur et le besoin, et qui, pour la plupart, n’avaient jamais vu la mer, même de loin.

On ne pouvait nous laisser jour et nuit dans l’étroit espace de notre prison flottante sans risquer de nous voir périr tous en peu de temps, aussi avait-on organisé la promenade journalière des prisonniers comme suit : le matin à neuf heures, la moitié d’entre nous, c’est-à-dire soixante-douze, étaient amenés sur le premier pont et y demeuraient en plein air jusqu’à onze heures et demie (le temps le permettant) ; dans l’après-midi l’autre moitié prenait la même place, sur le gaillard d’avant, à deux heures, et y demeurait jusqu’à cinq heures et demie.

Nous eûmes, au moins, pendant les premiers jours de notre traversée, le dernier plaisir de contempler les rives nord et sud du Saint-Laurent. Lorsque nous montâmes sur le pont le premier jour, nous étions un peu en bas de l’Île-d’Orléans et le bateau à vapeur, qui jusque-là avait donné la remorque à notre frégate, venait de lâcher les amarres : nous le regardâmes longtemps, avec envie, remontant le fleuve et se rapprochant de tous les êtres chéris dont