Page:Price - Croquis de province, 1888.djvu/5

Cette page a été validée par deux contributeurs.

aux contrôleurs ahuris, et en déclarant qu’il était désormais impossible de mener ses enfants au spectacle. Or, à cette époque, Abraham avait quarante-deux ans : c’était juste trois ans avant son mariage.

Donc, il s’était adonné aux pièces de distribution de prix. Les droits d’auteur étaient minces. Parfois, une comédie à succès lui rapportait une paire de lunettes d’or de rechange. Un drame sombre lui valut un jour une tabatière niellée. Mais il y avait en lui l’étoile d’un véritable homme de lettres épris de l’art. Il se payait en gloire. Pourquoi sourire ! Tout n’est-il pas relatif ? Si vous l’aviez vu dans son cabinet de travail du rez-de-chaussée, se promener au cours des veilles laborieuses qu’il prolongeait parfois jusqu’à des dix heures du soir ! Si vous l’aviez vu, à ses heures d’enfantement, se frapper le front, écrire, raturer, marcher, s’asseoir, et finalement se frotter les mains ! Quels regards triomphants il jetait autour de lui : sur sa cheminée ornée de deux vases en feuilles de palmier ; sur les gravures retraçant le long des murailles immaculées la Fuite d’Énée et Molière et sa Servante ; et sur sa bibliothèque, vieux meuble d’acajou contenant bien cent volumes, qu’il voulait léguer à sa ville natale. Et les jours de première ! Affairé, en habit noir, souffleur, régisseur, directeur, metteur en scène, costumier, machiniste, comme il savourait derrière les coulisses les applaudissements de son indulgent public.

C’est au début de sa carrière dramatique, à quarante-cinq ans, qu’il prît femme. Elle en avait quarante-trois. Ces deux êtres étaient évidemment deux moitiés d’un même tout, séparées par les hasards de la naissance, et qui se retrouvaient. Si quelqu’un eût pu pénétrer dans leur âme, il eût été surpris de la candeur virginale qui subsistait dans ces deux cœurs oubliés ou dédaignés par le vent du siècle. Dieu sait quelles rougeurs teignirent le front pur du grand enfant chauve, quand il dut, la veille de la cérémonie, implorer les conseils expérimentés de l’amitié, pour éclaircir les côtés restés mystérieux pour lui de l’union conjugale. Toujours est-il que ces vieux jeunes époux furent heureux, tranquillement et doucement heureux.

Or, il fallait augmenter les ressources de la communauté. Car enfin, comme il le disait à un ami, avec une expression de gaillardise sous laquelle il dissimulait la confusion de cette confidence, car enfin, nous ne serons peut-être pas toujours deux seulement ! Les pensions reconnaissantes lui offrirent deux chaires de littérature française à l’usage des demoiselles