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les galantes traditions de l’armée française. Ils aidèrent Georgette à décrocher ses casseroles, lui passèrent la boîte au sel, souillèrent le feu. Et Morillon, atteint en plein au cœur par le coup de foudre, chercha et trouva, à la faveur de ces menus soins, vingt occasions de manifester ses amoureux sentiments. Encore aujourd’hui, après des années, son regard se perd dans le rêve au souvenir de cette taille ronde et ferme qu’il pinçait en se penchant pour prendre l’écumoire. Et c’est avec émotion qu’il se rappelle les déclarations brûlantes murmurées à une petite oreille nacrée en tendant un bouquet de persil.

Boudineau, vieux philosophe, suivait le manège et savourait le vin vieux. Parfois, en passant près de lui, Morillon lui soufflait :

— La crâne femme ! Pristi, la crâne femme !

— Oui, répondait Boudineau en se versant une rasade. Mais tu as trop de flamme.

Et, Morillon haussait les épaules. Est-ce que jamais les conseils de l’expérience ont arrêté l’amour ! Le gendarme ne tenait pas en place. Tout à coup, il prit un parti pendant une courte absence de Georgette, il tira son carnet — le carnet aux procès-verbaux — confia au papier quadrillé le secret de son âme, plia le billet, et, au moment où Georgette ayant mené à bien sa grande œuvre, s’envolait de la cuisine, il le glissa sans qu’elle s’en aperçut dans la pochette de sa matinée. Après quoi, soulagé comme on l’est après tous les actes virils et décisifs, il retrouva son noble appétit et sa belle soif, et fit honneur, en compagnie de son compère, au fameux gras-double et au jambon que leur avait servi Négous. Il va sans dire que l’amoureux ne fut pas sans s’efforcer d’arracher au nègre quelques renseignements sur le séduisant cordon-bleu. Mais il eût plutôt fait parler le premier eunuque noir du Grand Turc. Au demeurant, cela lui était bien égal. Qu’importe le nom de l’idole ? ne l’embellit-elle pas toujours ?

Quand ils se furent bien réconfortés, quand ils eurent dégusté le café et l’armagnac, Boudineau, le vieux limier, entendit de son oreille de soudard le cri de la calèche sur le sable. Tous deux bouclèrent leurs ceinturons et descendirent à l’écurie. Morillon était quelque peu mélancolique de ne pouvoir faire ses adieux à la cuisinière. Mais enfin, elle avait sa lettre. Qui sait ? elle l’avait peut-être lue déjà, sans doute ; c’était ça qui l’empêchait de revenir. Il ne pouvait lui en vouloir de sa pudeur, à cette jeunesse. Et il roulait ses réflexions sous son tricorne tout en tirant son cheval par la