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ques mots si ordinaires, d’un sens si banal, m’entraient l’un après l’autre comme des aiguilles dans l’âme. Je ne percevais pourtant que d’une façon obscure la tristesse du ton, le profond découragement de l’attitude, ce je ne sais quoi de désolé que si souvent j’ai perçu dans la voix et dans les yeux de Lucien pendant les mois qui ont précédé son départ. Cela passait dans sa prunelle comme un éclair sans s’y fixer jamais. Il avait peur de mes questions, sans doute ; il les a toujours éludées jusqu’à la fin !

Ce jour-là, je ne pensais pas encore à le questionner, mais j’avais une envie folle d’aller m’asseoir à côté de lui au soleil, de chasser les mouches noires et lourdes qui le harcelaient, de lui tenir compagnie en silence sans le fatiguer.

Tout à coup, dans la chambre voisine, la voix sonore de papa résonna ; instinctivement je m’éloignai de la fenêtre. Pour tout ce qui touchait Lucien, je n’avais pas, avec mon père, la liberté d’allures qu’il aimait à me voir dans les circonstances ordinaires de la vie. Dès qu’on prononçait ce nom, sa figure se rembrunissait et aussitôt, sans l’aide de ma volonté, mes lèvres se fermaient d’elles-mêmes ; je devenais muette et glacée.