Page:Pradez - Les Ignorés.djvu/94

Cette page a été validée par deux contributeurs.
88
les ignorés

cette belle journée certaine, puis il se retourna vers l’enfant et l’appela :

— Viens ici, Mariette.

En accourant vers son père, la petite fille joyeuse se mit à rire, découvrant deux rangées de dents toutes neuves, à rire sans cause appréciable, à rire d’un rire frais d’enfant heureux qui ne craint rien.

Il la prit sur ses genoux et tourna le visage rose vers sa propre figure bronzée et assombrie. Le rire de cet enfant venait de lui faire mal. Sous cette cascade de sons argentins, il y avait quelque chose du rire de Micheline lorsqu’il la courtisait chez sa mère, autrefois, sous le grand pommier devant la maison isolée. Oui, c’est ainsi qu’elle riait sans qu’il sût pourquoi. Il interrogea l’enfant à voix basse :

— Pourquoi ris-tu ?

La petite ouvrit tout grands les yeux, la bouche, et resta un moment stupéfaite sans répondre, puis elle dit :

— Pour ça.

Jules Carpier la garda sur ses genoux. Il la tenait ainsi tous les soirs jusqu’au retour de la servante chargée de la mettre au lit. Mais presque toujours à ce moment-là, il lui montait au cerveau des bouffées d’amertume, et quand l’enfant riait de ce rire argentin, tous ses souvenirs, bannis pendant le jour par l’effort et le souci du travail, revenaient tous, à tour de rôle, planter à la même place un dard empoisonné. Si, au lieu de déserter son foyer, Micheline était morte,