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vivre à paris

ardente inquiétude la rongeait sournoisement à cette place.

Dès qu’elle se trouva livrée à la solitude, ses appréhensions, jusque-là vagues et indéfinies, prirent d’autres allures. Elles se formulaient en questions précises qu’elle n’osait pas résoudre. Chaque fois qu’un élancement douloureux à la joue lui rappelait que le mal, momentanément caché à ses yeux, était toujours à la même place, elle se demandait avec un spasme au cœur ce que c’était que cette misère, si vraiment ce n’était qu’une misère, ou si quelque mal sérieux couvait ainsi sous sa peau dans le mystère, un mal grave menaçant de détruire sa fraîcheur et sa beauté.

Pendant les deux nuits séparant ses longues journées d’inaction ; elle dormit peu. Quand tout bruit avait cessé dans la maison et qu’elle n’entendait plus que le roulement presque ininterrompu des voitures attardées de la nuit, ou des véhicules devançant l’aurore, elle songeait au grand silence apaisant de la campagne, où le sommeil est un véritable repos, une halte sans fièvre entre les heures du travail. Elle restait des éternités les yeux grands ouverts, exaspérée pour la première fois par le tapage énervant de la rue, et, au milieu de cette insomnie épuisante, des lambeaux du passé traversaient comme de demi-rêves son esprit fiévreux. Elle voyait Jules Carpier s’en aller de grand matin au travail, elle entendait distinctement le bruit de ses gros souliers dans la chambre ; elle revoyait le petit être ridé et rougeaud s’en-